Laurent Cantet, réalisateur de « Ressources humaines » (1999) et de « L’emploi du temps » (2001), nous entraîne cette fois-ci avec son troisième long métrage « Vers le sud » (2006), loin de chez nous, dans l’Haïti de la dictature Duvalier. Il met en miroir, avec pudeur et sans jugement, la misère affective, sexuelle des uns au Nord et la misère sociale, matérielle des autres au Sud. Trois portraits de femmes d’âge mûr inscrits dans une réalité sociale et politique.

Cinq ans se sont écoulés depuis la sortie de votre dernier film « L’emploi du temps ». Pourquoi avoir attendu si longtemps pour tourner « Vers le sud » ?
En fait, j’ai recommencé à tourner quatre ans après. Pour ce qui est des raisons, il y a eu d’abord la promotion de « L’emploi du temps » qui m’a immobilisé pendant plus d’un an. Puis, j’ai écrit le film. On devait tourner un an plus tôt, et j’ai donc passé tout l’été 2003 à Port-au-Prince. Pendant deux mois et demi, j’ai fait le casting de tous les personnages haïtiens du film, et quand je suis rentré en France, début août, je savais qu’on n’allait certainement pas pouvoir tourner comme prévu, parce qu’Aristide était déjà en très mauvaise posture et la situation explosive. Du coup, on a arrêté la préparation du film en se disant qu’on allait devoir soit trouver un autre pays pour le faire – ce qui ne me plaisait guère –, soit attendre.

Ce film ne pouvait pas se tourner ailleurs ?
Non. Je pense qu’on aurait peut-être pu avoir un film équivalent ailleurs, mais mon envie de le faire était née d’abord de ce choc de la rencontre avec Haïti, et l’idée de le transposer ailleurs m’embarrassait. C’est vrai que j’aime bien qu’une fiction soit ancrée dans une réalité qui ne se fabrique pas, qui est là et qu’on capte, et puis, par ailleurs, la nouvelle de Dany Laferrière, comme toute son oeuvre du reste, est quand même très autobiographique et se situe là. J’aurais eu le sentiment d’une espèce de trahison en allant ailleurs. Toutefois, je suis quand même parti, pendant quelque temps, faire des repérages dans d’autres villes de la région, mais je n’ai jamais trouvé d’équivalent. Je suis allé, bien évidemment, dans les Antilles françaises, où il n’y a pas du tout ce rapport-là au temps. Puis, je suis allé à Cuba où, là, les décors ne correspondaient pas du tout. On a donc décidé finalement d’attendre que ce soit envisageable de tourner à Port-au-Prince. C’est ainsi que le tournage a été reporté d’un an.

Est-ce simplement pour des raisons géographiques que vous avez choisi des Américaines ? N’auraient-elles pas pu être des Françaises à La Réunion ou à l’Ile Maurice, par exemple ?

Je crois que les personnages sont vraiment des Américaines. Toutes les frustrations qu’elles ont accumulées avant d’arriver là, à mon avis, sont le fruit d’un puritanisme qu’on ne connaît pas en France, et qu’on ne connaît peut-être pas en Europe. Une chose est sûre, les femmes françaises n’ont pas voulu se reconnaître dans les personnages. Il y a eu, dès sa sortie en France, une espèce de timidité par rapport au film et aux personnages qui n’est pas du tout vérifiée aux Etats-Unis. Là-bas, le film marche très bien pour un film français et, selon des amis américains qui sont allés le voir, il y a dans les salles des groupes de femmes de 50/60 ans qui viennent entre elles, qui en parlent beaucoup et qui vraiment communiquent avec le film… beaucoup plus que les Européennes. Et je pense que, du coup, cela me conforte dans l’idée qu’il y a quelque chose de plus anglo-saxon dans les personnages que de latin.

Charlotte Rampling aurait hésité et fait attendre sa réponse avant d’accepter le rôle. Quelles en étaient les raisons ?
Le personnage d’Ellen est un personnage qui fait quand même un peu peur. Il est très cynique et donc, pas très sympathique au début, mais je pense que ce qui l’a le plus embarrassée, c’est ce qui pouvait la renvoyer, elle aussi, à sa propre personnalité… de s’afficher aussi détruite à la fin. C’est vrai que la première fois qu’elle a vu le film, cela a été un choc très fort malgré l’image qu’elle en avait eue tout le long du tournage, malgré la conscience qu’elle avait de son personnage. Je pense que le film lui a tendu un miroir, et cela l’a vraiment bouleversée.

N’est-ce pas pathétique de voir que les femmes qui ont passé la cinquantaine n’ont d’autre alternative que de recourir à l’exotisme colonialo-sexuel – faudrait-il encore qu’elles en aient les moyens ! – pour satisfaire leur manque affectif ?
Que dit le film là-dessus ? On ne nous autorise pas à être des femmes au-delà de 50 ans aux Etats-Unis, et donc il faut aller chercher ailleurs. Aller chercher ailleurs, ce n’est pas forcément un échec. Et c’est pour cela que moi je trouve que le personnage de Brenda en particulier, quand on oublie tout jugement moral, est un personnage qui se prend en mains et qui est, finalement, peut-être le personnage le plus optimiste que j’aie jamais réussi à écrire dans mes films. On a le sentiment qu’elle a décidé de rompre avec la fatalité du puritanisme américain, des règles de notre société, de se moquer des canons auxquels il faut ressembler. Une chose qui est frappante à Haïti, c’est que, par exemple, pour les jeunes Haïtiens, le désir n’a pas d’âge. Il y a chez eux autant d’attirance pour une femme de 50 ans que pour une femme de 20 ans. La frontière de l’âge n’existe pas, comme elle peut exister en France ou dans d’autres sociétés.

Comment s’est imposée cette idée de parler de la sexualité au féminin ?

Il y a d’abord eu la rencontre avec le livre de Dany Laferrière qui m’a beaucoup touché. La détresse de ces femmes, je peux justement la ressentir chez beaucoup de femmes que je connais et, surtout, chez beaucoup d’hommes aussi. Je pense que cette solitude dans laquelle on est tous, c’est une solitude existentielle et qu’on essaye de la tromper par ces petites aventures.
Il suffit d’aller en République dominicaine actuellement pour réaliser qu’il y a beaucoup plus de femmes qui viennent chercher des hommes que l’inverse, et qui le vivent de manière plutôt harmonieuse. Moi, ce qui me plaît, même dans ce qui se joue dans le film, c’est que, finalement, chacun y trouve son compte tout en sachant les limites de ce qu’il est en train de vivre.

D’un autre côté, vous laissez Ellen en plein désarroi à la fin après lui avoir tué son rêve.
Oui, parce que je pense que le monde dans lequel elle va s’immerger et qu’elle voudrait voir comme un paradis est là aussi plein de faux-semblants. Comme elle-même se cache derrière un masque, le monde qu’elle construit – ou qu’elles construisent – n’a rien à voir avec la réalité, et cette réalité, d’un seul coup, leur revient en pleine figure. La réalité sociale et politique d’Haïti, il faut faire avec, on ne peut l’ignorer. La réalité de leur âge et de leur position vis-à-vis de ces garçons est aussi problématique, et elles sont obligées de la prendre en compte à la fin du film.

Pourquoi avoir donné au film ce côté polyglotte (on y parle le français, l’anglais et le créole) ?
D’abord, quand on est à Haïti, on est continuellement dans ce mélange de langues. Je trouve que c’est à la fois très beau, parce qu’il y a d’un seul coup des musiques, des rythmes qui viennent s’entrechoquer, mais on a surtout toujours essayé de choisir la langue dans une optique de stratégie des personnages les uns par rapport aux autres. C’est-à-dire que certains se définissent par leur langue : Brenda, qui ne parle presque pas français, est certainement la plus américaine de tous les personnages. Quand les femmes parlent entre elles de Legba, elles le font en anglais. Les Haïtiens entre eux, quand ils ne veulent pas être compris par les étrangers, parlent créole. Il y a comme ça une espèce de distribution du pouvoir qui passe aussi par la langue. Et moi, cela m’intéressait de jouer là-dessus au-delà des sonorités et de la réalité de ce patchwork de langues qu’on peut entendre effectivement en Haïti.

Pourquoi avoir choisi de situer ce film dans les années 70 ?
D’abord parce que le tourisme n’existe plus en Haïti : il n’y a plus d’hôtels, plus de plages, il n’y a plus rien. Plus personne n’a plus envie d’aller à Port-au-Prince parce que c’est trop dangereux, trop pauvre, trop sale… Et donc, ne serait-ce que pour une raison de justesse historique, on ne pouvait pas le faire aujourd’hui. Et puis, par ailleurs, c’est vrai que l’idée que l’histoire se déroule sous la dictature de Duvalier est importante aussi. Cela donne la mesure de l’aveuglement de ces touristes qui débarquent là et qui réussissent à oublier les tontons macoutes, qui réussissent à oublier ce régime sanguinaire auquel, en plus, ils donnent de l’argent et qu’ils permettent donc de faire durer. Cet aveuglement-là m’intéressait parce que je pense qu’il est l’aveuglement qu’on a tous quand on part en vacances et qu’on fait du tourisme. Et puis cela permettait aussi d’être dans une atmosphère de violence qu’on n’a finalement pas besoin de surjouer.

Après avoir filmé la misère sociale, la misère urbaine, vous choisissez de filmer la misère sexuelle, affective. Plus romanesque dans sa forme, « Vers le sud » n’a-t-il pas sur le fond des points communs avec vos deux premiers films ?
J’ai le sentiment, effectivement, de toujours filmer un peu les mêmes types de personnages : des personnages seuls, qui ont conscience de leur solitude, qui essaient de l’aménager, de réagir ou au contraire qui en vivent, et puis, surtout, qui sont aux prises avec un monde tellement complexe qu’ils n’arrivent pas à le mettre en case. Et le film souffre ou est riche de cette complexité-là aussi.
Je n’ai pas eu non plus, pour ce qui est de l’écriture, l’impression d’une plus grande distance entre ces femmes et moi, qu’entre Vincent, le héros de « L’Emploi du temps », et moi. Je veux dire que je n’ai pas eu plus de mal à écrire un dialogue pour elles que pour lui, parce que, au bout du compte, on partage des fondamentaux entre hommes et femmes qui dépassent la question du sexe.
J’ajouterais, pour conclure, que « Vers le sud » est un film qu’il faudrait réussir à regarder sans porter de jugement moral sur les uns et les autres. Et c’est vrai que ce n’est pas facile, je le conçois. Mais je crois que le film n’est pas construit sur l’idée d’un jugement… C’est peut-être ce qui déroute aussi, d’ailleurs.

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
A Helsinki, mars 2007

 © Eric Leraillez