ENTRETIEN AVEC PHILIPPE CLAUDEL
écrivain-scénariste-réalisateur
Messilä, Lahti – Finlande
14.-16.06.2009
La rencontre internationale des écrivains de Lahti est aujourd’hui un des événements littéraires majeurs en Europe. Depuis 1963, plus de mille prosateurs, poètes, critiques et lettrés ont participé à cette biennale de Lahti.
Parmi les invités cette année, l’écrivain lorrain Philippe Claudel, auteur, entre autres, des romans Les âmes grises, Prix Renaudot 2003 (Harmaat Sielut, 2006) et Le rapport de Brodeck (Varjojen raportti, 2009), tous deux traduits en finnois. Il a également réalisé son premier film Il y a longtemps que je t’aime en 2008 qui a été récompensé par le César du Meilleur premier film.
Vos livres sont traduits dans quelque trente langues, et vous avez adapté vous-même au cinéma l’un de vos romans – Les âmes grises. Que ce soit la traduction ou l’adaptation de vos romans, que pensez-vous de cet « Autrement dit » qui est, par ailleurs, le thème, cette année, de la Rencontre des écrivains de Lahti ?
Pour ce qui est de l’adaptation de livres à l’écran, c’est vrai qu’un de mes amis, Yves Angelo, qui est réalisateur, avait le souhait de mettre en scène Les âmes grises, et m’a donc demandé d’en faire l’adaptation. Il se trouve qu’on m’avait également demandé d’adapter auparavant d’autres livres – les films ne se sont jamais tournés d’ailleurs, mais j’avais fait au moins le travail de scénariste. Ceci pour dire que, dans le cas des Âmes grises, j’ai complètement oublié que j’étais l’auteur du livre, et cet « Autrement dit » il se caractérise, à mon avis, lorsque l’on fait un travail d’adaptation, par une sorte de redécouverte, en fait, de l’œuvre et, à la fois, de sélection un peu des thèmes principaux et de l’esprit du livre. Et puis surtout, il y a une sorte d’exercice – le plus excitant, je dirais –, qui consiste à transformer les grammaires, c’est-à-dire que l’on a une grammaire du mot et, ensuite, il faut trouver une grammaire de l’image pour faire un film. A mon avis, les adaptations les plus ratées ce sont celles qui consistent à illustrer un texte, à mettre des images sur une histoire qui est déjà racontée dans un livre. Je pense qu’au contraire il faut vraiment réinventer, réinventer le livre et, finalement, être infidèle aussi. Je crois qu’il ne faut pas se sentir prisonnier de la structure même narrative ou du système des personnages. On ne peut rendre justice à une œuvre littéraire, à mon avis, que si on prend des libertés par rapport à elle, par rapport donc à celui qui l’a créée, tout en maintenant le cœur, le noyau dur, l’esprit, les questions essentielles. Et c’était un peu dans cet esprit-là que j’avais essayé de travailler pour Les âmes grises. Après, sur un autre versant peut-être de la question, les rapports entre le cinéma et la littérature sont des rapports, pour moi en tout cas, non pas de compétition, de concurrence, mais plutôt de complémentarité. Le cinéma me permet de dire des choses que les romans ne me permettent pas de dire, et vice versa. C’est pour cela que je suis toujours étonné, d’ailleurs, que des metteurs en scène veuillent adapter certains de mes livres. Jusqu’à présent j’ai accepté pour Les âmes grises, mais pour tous les autres j’ai refusé. C’est pour moi presque un non-sens. Ces livres-là sont devenus des livres parce qu’ils ne pouvaient pas être… une sonate, une peinture ou un film. J’aime bien vivre dans cette possibilité d’expression par des canaux différents et par le fait de pouvoir « dire autrement » des choses qui font partie, comment dirais-je, d’un fonds commun. En d’autres termes, je pense que quelqu’un qui connaît bien mes livres se retrouve aussi dans le film que j’ai fait, et inversement. La question, c’est en fait d’utiliser le medium le plus adapté pour exprimer quelque chose. Il se trouve que pour moi parfois c’est le roman, parfois j’ai la tentation du cinéma. Après, il y a d’autres problèmes de contingence : c’est quand même plus simple de mettre en œuvre un roman que de faire un film.
En quoi diffère l’écriture romanesque de l’écriture cinématographique ?
C’est quand même des écritures qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. C’est pour cela que finalement il y a beaucoup de scénaristes qui ne sont pas romanciers, et vice versa. Je crois qu’il n’y a aucun rapport entre les deux exercices parce que la langue qu’on manie n’est pas la même, et puis elle n’a pas le même objet surtout. Quand on écrit un livre, la langue est l’objet qui nous permet de raconter quelque chose, mais elle est aussi le but de l’exercice puisqu’on essaie de la travailler, de la mettre en lumière, en valeur, de la tirailler. On dit quelque chose, mais en même temps aussi on travaille sur la beauté de la langue, alors que quand on travaille sur un scénario, la beauté de la langue n’a aucune importance ; on utilise la langue dans une fonction extrêmement basique, sauf dans les dialogues où là il y a un vrai travail de recherche, mais pour le reste, la langue n’est qu’un intermédiaire périssable puisque, de toute façon, l’œuvre ce n’est pas le scénario, mais le film qui va en être tiré. Donc, tout est au service de l’image tout le temps. Et je sais qu’en ce qui me concerne, sans que ce soit péjoratif, je peux travailler sur un scénario presque comme un fonctionnaire ou un employé de bureau, c’est-à-dire avec des horaires réguliers, en me disant que chaque jour je vais avancer, alors que c’est impossible pour un roman. Un roman, moi je l’écris quand j’ai envie. Si je n’ai pas envie pendant six mois, je ne l’écris pas. Alors qu’un scénario, je suis dans un autre état d’esprit, et cela tient justement au statut différent de la langue dans les deux exercices.
Les frontières entre roman et cinéma sont parfois perméables. Pour Marguerite Duras, par exemple, l’écriture cinématographique était très proche de l’écriture littéraire.
C’est vrai. Là vous parlez d’un grand auteur, mais il y a des auteurs plus mineurs qui intègrent le cinéma dès leur écriture, je pense notamment à pas mal d’auteurs américains de thrillers pour qui l’adaptation fait presque partie intégrante du processus d’écriture. Mais cela me permet de souligner quelque chose, car souvent les lecteurs me disent : « C’est normal que le cinéma s‘intéresse à vos livres parce que c’est très visuel. » Et je leur dit que cela n’a rien à voir. Le fait qu’un livre soit visuel vient de ce que l’auteur a réussi, consciemment ou inconsciemment, à faire en sorte que sa langue soudain provoque une germination dans l’esprit du lecteur, une sorte de cinéma intérieur. Le lecteur va voir des scènes, mais celles-ci ne sont pas dans le livre ; elles sont vraiment dans l’imagination du lecteur. Et cela n’a rien à voir avec le cinéma ; ce n’est pas comme ça que le cinéma fonctionne. Donc, ce n’est pas parce qu’un livre est visuel qu’il fera forcément un bon film ou qu’il sera facile à adapter au cinéma.
La double fin tragique des Âmes grises-roman ne paraît pas dans le film. Est-ce un choix du réalisateur Yves Angelo ou bien Philippe Claudel, scénariste, a voulu une lueur d’espoir là où l’image, déjà grise, ne pouvait pas supporter une fin encore plus sombre ?
Je dirais les deux. C’est un petit peu en rapport avec le commentaire que je faisais au début : moi, j’ai tout de suite mis à l’aise Yves Angelo en lui disant de ne pas être d’une fidélité absolue au roman, qu’il lui fallait faire son oeuvre. Et c’est pour cela que le résultat me plaît beaucoup : je retrouve le roman, et je retrouve aussi les films d’Yves Angelo. Donc, il y avait une bonne fusion. Mais sur la fin, alors que j’avançais sur le scénario, je me suis rendu compte que cela ne pouvait plus être la fin du roman, parce que le scénario avait à nouveau une logique propre et que si on mettait cette fin du roman cela allait détonner. Et puis il y avait autre chose aussi : le film d’Yves Angelo est un film austère, très tenu, dans un style et un genre très particuliers, exigeant, et soudain mettre une scène à la fin où le policier étouffait son enfant, cela risquait de le faire basculer dans un autre genre cinématographique ; on pouvait passer soudain dans un film peut-être pas d’horreur, mais avec une exagération un peu morbide et macabre, ce qui n’était pas le ton. Et puis, comme j’aime bien les fins relativement ouvertes, ambigües – j’ai souvent utilisé ce procédé dans des livres –, j’ai voulu m’y essayer au cinéma : on voit le policier s’approcher de son bébé, avec un visage très neutre, et ceux qui ont lu le livre peuvent penser peut-être qu’il va l’étouffer ; les autres qui n’ont pas lu le livre peuvent penser qu’il va peut-être simplement le prendre dans ses bras. Et il y a aussi des gens qui n’avaient pas lu le livre et qui ont eu cette pensée macabre. Après, on peut réagir de différentes façons.
Vous avez déclaré un jour que votre roman La petite fille de Monsieur Linh était inadaptable. Or, en 2007, Richard Berry se proposait de réaliser le film, et on vous a demandé d’en écrire le scénario. Même si aujourd’hui le projet est reporté voire écarté, qu’est-ce qui vous a finalement convaincu de la possibilité de l’adapter au cinéma ?
En fait, c’étaient les producteurs qui voulaient produire ce projet. Pendant six mois, ils ont fait le siège de ma maison d’édition pour me rencontrer, et moi je ne voulais pas. Puis, au bout de six mois, vu leur persévérance, je me suis dit que c’était quand même poli de les recevoir et qu’après tout, s’ils y croyaient à ce point-là, peut-être que… Les producteurs m’ont fait alors rencontrer deux metteurs en scène, dont Richard Berry, qui aimaient beaucoup le livre et voulaient le mettre en scène. Il m’a fallu choisir assez rapidement, ce qui n’était pas chose aisée. Toujours est-il que ce que disait Richard Berry paraissait un peu plus proche de l’esprit du livre, et les producteurs surtout m’ont demandé – je ne voulais pas non plus, mais ils m’ont aussi convaincu –, d’écrire le scénario (je crois qu’ils voulaient un peu encadrer le metteur en scène). Donc, j’ai fait l’adaptation et, ce faisant, je me suis rendu compte effectivement que cela pouvait être un film. Ce qui s’est passé ensuite : les producteurs étaient très contents du scénario ; Richard l’a repris un petit peu à sa main – ce qui est normal –, mais il l’a fait aller dans une voie qui n’intéressait plus du tout les producteurs. Donc, ils se sont séparés de lui et, ensuite, ils m’ont demandé de mettre en scène le film. J’ai alors refusé, car cela ne m’intéresse pas de mettre en scène un livre que j’ai écrit. Donc, pour ce qui est du projet, il n’est pas seulement ajourné, il est définitivement arrêté, à moins qu’un jour, dans dix ans, je me dise que, tout compte fait, j’ai envie de le faire…
Vous venez de réaliser votre premier film Il y a longtemps que je t’aime. Qu’est-ce qui fait qu’un jour, quand on est homme d’écriture, on se décide à passer derrière la caméra, à passer des mots aux images ?
C’est un petit peu ce que je disais tout à l’heure. C’est-à-dire essayer de choisir le medium le plus adapté pour transcrire une histoire qu’on pressent en soi. Pour moi, ce n’était tout de même pas une découverte fondamentale puisque j’ai fait des études de littérature et de cinéma ; j’ai fait beaucoup de courts métrages à cette époque-là, très mauvais d’ailleurs mais il y avait le désir de filmer. J’avais écrit aussi des scénarios de longs métrages, qui étaient très mauvais également. C’est comme les romans que j’écrivais à l’époque : cela n’avait aucun intérêt parce je n’avais pas de vie derrière moi. Tout ce que j’écrivais, c’était faux. Je n’avais pas d’expérience de vie, je n’avais pas énormément aimé, je n’avais pas énormément souffert ni vu des gens autour de moi s’en aller, donc tout ce que j’écrivais en romans et en scénarios à l’époque n’avait aucun intérêt parce que c’était artificiel. Donc, j’ai laissé tomber tout ça et puis, très curieusement, lorsque j’ai commencé à publier – il y a dix ans maintenant –, dès les premières émissions que j’ai faites j’ai rencontré Yves Angelo qui avait lu mon premier livre et qui m’a proposé d’écrire avec lui un film. Et c’est donc Yves qui m’a fait revenir, de façon professionnelle, dans le milieu du cinéma. Ce premier film, on l’a écrit pendant longtemps – on a fait je ne sais combien de versions –, et c’est devenu un film qu’il a fait en 2002 qui s’appelait Sur le bout des doigts. J’ai rencontré après, grâce à lui, pas mal de producteurs, puis d’autres personnes et, depuis dix ans, j’ai beaucoup travaillé comme scénariste. Avec cette grande frustration que connaissent beaucoup de scénaristes d’avoir un carnet de commandes assez rempli, d’écrire des scénarios qui, ensuite, ne deviennent jamais des films – pour des raisons de production, etc. Donc, à un moment, j’ai arrêté. Et c’est à peu près à la même époque que j’ai écrit le scénario d’Il y a longtemps que je t’aime, sans commande cette fois, uniquement pour moi. Et il se trouve que je me sentais prêt techniquement et humainement à passer à la mise en scène. Et chez moi, les choses arrivent toujours quand il faut. Je ne suis pas pressé : premier film à 47 ans, ce n’est quand même pas très précoce ; premier livre publié à 37 ans non plus, mais c’est mon rythme. De la même façon, depuis que le film est fait, mes producteurs, qui ont été contents du film et du succès, ne cessent d’attendre le suivant, et moi je leur dis qu’on a le temps. Je ne vais pas faire un film pour faire un film. En fait, maintenant, cela va faire deux ans que le film est fini, depuis la fin du tournage… et je vais donc commencer à m’y mettre.
Comment vous est venue l’histoire de ce film ?
Je pense que c’est un peu comme toutes les histoires que je fais ; c’est très difficile d’en connaître la source, en fait. Je pense qu’il y a des éléments de questionnements qui sont en moi depuis très longtemps ; il y a des thèmes que je ne cesse d’inspecter comme, par exemple : Qui sont les autres pour nous ? ou bien Connaît-on jamais la personne qu’on a en face de nous, même si on vit avec elle depuis 15 ou 20 ans ? Ce qui m’intéressait aussi dans ce film, c’était de se questionner sur le fait que, après avoir été très proche et séparé par un événement x ou y, est-ce qu’on peut se rapprocher à nouveau de quelqu’un – une soeur, un ami –, et puis, face à la douleur aussi extrême de la perte de l’enfant, comment peut-on survivre après ça. Ce sont des questions que je me pose depuis des années ; et puis la prison, évidemment, que j’avais essayé de traiter avant au cinéma dans un scénario qui n’a jamais été tourné. Dans la mesure où la prison est très difficile à filmer, j’y ai répondu finalement en filmant l’effet de la prison et pas la prison. Voilà, ça s’est cristallisé autour de ce sujet. Mais peut-être que le premier désir, c’était en fait un désir de femmes ; j’avais envie de faire des portraits de femmes. Comme c’est souvent très masculin dans mes livres, j’avais envie de changer d’univers. Il y avait ce désir de changement, un désir de travailler avec des actrices aussi, d’être dans l’observation du travail des actrices. A vrai dire, je me suis toujours senti beaucoup plus à l’aise avec les femmes qu’avec les hommes ; je suis plus admiratif des femmes que des hommes. Donc, il y avait toutes ces raisons qui m’ont fait écrire cette histoire.
Dans tous vos livres, l’enfant semble jouer un rôle déterminant : poupée ou chimère, victime de la guerre, il est aussi indirectement l’assassin de sa mère. Il est à chaque fois la cause d’une rupture, d’une fracture, et il est également la pierre angulaire de votre film Il y a longtemps que je t’aime, le pivot autour duquel s’articulent le dérèglement et le tourment de la mère tout comme sa reconstruction, sa réinsertion. Pourquoi cette importance, ce pouvoir donné à l’enfant ?
Il y a plusieurs choses. Il y a des enfants qui meurent dans mes livres, tragiquement la plupart du temps, donc l’enfant qui meurt, quand même pour moi qui ai une fille de 11 ans, c’est le scénario catastrophe par excellence. Je pense que cela l’est pour tout le monde. Perdre un conjoint, c’est déjà terrible, mais perdre un enfant, il y a une forme de violence et d’extrême dans le drame et, en plus, une sorte de rupture logique de la chaîne de vie. L’enfant, c’est ce qui va nous succéder, c’est l’avenir de l’espèce, même si on parle en termes biologiques. Donc, il y a ce scénario catastrophe, le fait de finalement vouloir presque s’en préserver en l’écrivant pour ne pas que ça arrive dans la vie, et puis il y a aussi l’enfant qui s’immisce dans un couple déjà formé et qui peut donc le faire rompre de façon définitive, comme dans Les âmes grises, puisque l’enfant naît mais la femme meurt… Il y a donc ce triangle qui essaie d’être parfait.
Les hommes, dans pratiquement tous vos romans, se retrouvent seuls avec un enfant et ont, semble-t-il, beaucoup de mal à gérer la situation et à s’en sortir.
Sauf dans Le rapport de Brodeckqui est, pour moi, vraiment un roman d’amour au sens plein, d’amour familial aussi, parce que, malgré le drame, malgré les circonstances de la naissance de la petite, Brodeck est dans la constitution d’une famille heureuse. Finalement, c’est un roman où la femme ne meurt pas, l’enfant ne meurt pas et où, malgré les horreurs vécues par Brodeck, par sa femme Emélia, par la vieille femme aussi, il y a une sorte de reconstitution de la cellule principale : la vieille mère, le couple, l’enfant. C’est pour cela que je trouve que c’est un roman beaucoup plus positif et apaisé sur ce plan-là que les autres – J’abandonne ou Les âmes grises. C’est vrai que les enfants ont le pouvoir de nous maintenir en vie. Je suis admiratif du pouvoir des enfants, c’est-à-dire du pouvoir inconscient des enfants ; les enfants ont un pouvoir sur nous qu’ils ignorent.
Toutefois ces hommes seuls ont beaucoup de mal à survivre à l’autre ; ils veulent tout effacer de la compagne aimée. L’un jette son alliance dans J’abandonne, l’autre, dans Les âmes grises, se débarrasse de toutes les photos de sa femme défunte.
Dans Meuse l’oubli, il jette un pull dans l’eau. C’était déjà l’histoire d’un veuf, l’histoire d’un deuil, en fait. Parce que la question, c’est comment survivre après la mort de l’autre. Est-ce que la survie est plus facile, moins douloureuse en tout cas, si on essaie de toujours garder vivant l’autre par les menus objets qu’il a portés ou alors, est-ce que finalement le travail de deuil est simplifié si cette mort devient aussi un effacement total des traces et des signes ? Je ne sais pas ; je n’ai pas la réponse. En tout cas, c’étaient des questions qui se posaient dans ces fictions-là.
On n’est pas vraiment sûr que vous croyiez en l’Homme, mais on vous devine surtout fasciné par sa formidable capacité à se reconstruire, sa faculté de renaître après avoir connu le pire. Et vous ne l’épargnez pas : après lui avoir fait traverser l’enfer, il doit expier non seulement ses fautes, mais aussi celles des autres. Ce n’est qu’après un long chemin de croix expiatoire qu’il pourra se racheter, renaître et connaître le salut, la rédemption. Considérez-vous l’écriture comme un exutoire, voire une catharsis ?
La première chose que je dirais quand même, c’est que s’il y a un doute, je l’ai. Moi, je crois en l’homme. Ce sont des romans qui sont tragiques parce que je trouve que le propre de la littérature c’est d’inspecter le côté tragique de l’existence. Il me semble qu’il n’y a pas de littérature sans tragique. Même lorsqu’elle est mordante, qu’on rit plus ou moins, c’est tout de même assez jaune ou noir… C’est vrai qu’il y a cette dimension tragique et, en même temps, c’est toujours fait, pour moi, avec une grande croyance en l’homme, même s’il y a une observation terrible de ses méfaits. C’est-à-dire que je ne cesse d’être surpris par la faculté qu’a l’homme de se détruire et aussi de se reconstruire, et aussi de fabriquer du beau. Et quand je dis du beau, ce n’est pas seulement dans le domaine de l’art, mais c’est dans le domaine des sentiments. Il y a, pour prendre un exemple historique, une chose qui m’a toujours fasciné : les bourreaux SS dans les camps étaient capables de tirer une balle dans la tête d’un enfant de 4 ans, de flageller à mort une femme mais les mêmes, lorsqu’ils rentraient dans les maisons qui étaient leurs logements à côté du camp, avaient des enfants qu’ils aimaient, embrassaient, bordaient, à qui ils racontaient des histoires. C’étaient les mêmes hommes et, quand on y réfléchit bien, il y a quelque chose qu’on n’arrive pas à recoller. Donc, c’est vrai que tout ce que j’écris se place dans cette espèce de difficulté à coller les deux morceaux de l’assiette. Et puis la catharsis ou l’écriture qui permettrait de dépasser quelque chose, c’est tout à fait vrai pour certains personnages que je mets en place, comme pour Brodeck ou pour le narrateur des Âmes grises. Mais ce n’est pas le cas pour moi, en fait. C’est-à-dire que je suis très, très différent de mes narrateurs, parfois semblable sur des descriptions de paysages ou de sensations… Mais l’écriture pour moi, personnellement, quand j’écris des livres, ce n’est pas du tout une catharsis, c’est plus une sorte de sport au sens de l’aventure. Souvent les garçons quand ils sont petits ont envie d’être explorateurs, et je n’ai pas échappé à cette règle. Finalement, je suis devenu un explorateur, pas de la forêt amazonienne ou des fonds abyssaux mais de cette espèce d’âme humaine complexe. C’est une façon de rentrer dans une grotte avec une petite bougie : on ne connaît pas la profondeur de la grotte, on ne sait pas si on va rencontrer des torrents en furie ou au contraire des espaces glacés, si on va pouvoir en sortir. Donc, chaque roman que j’aborde, c’est comme ça : c’est plus avec l’excitation, avec une mentalité sportive qu’un exercice qui me permettrait de dépasser des traumas dans ma vie ou d’être une catharsis de quoi que ce soit.
Vous avez publié votre premier roman à 37 ans. Auteur aussi talentueux que productif, vous avez écrit, depuis, une vingtaine de titres. Comment ne pas avoir ressenti plus tôt que vous aviez une œuvre littéraire à construire ?
En fait, j’ai commencé à écrire mes premiers textes quand j’avais 8-9 ans. Je n’ai jamais arrêté d’écrire depuis cet âge-là – donc toute l’adolescence, la jeunesse adulte à 25 ans, à 30 ans. Et à 34 ans, j’ai commencé à devenir moi-même. Un jour, je me suis rendu compte que, finalement, au lieu de chercher à créer des choses artificielles sous l’influence d’Untel ou à imiter un modèle, être moi serait peut-être suffisant. Cela a été vraiment un déclic – je peux presque vous citer le jour où j’ai pensé ça –, et dès le lendemain j’ai écrit des textes qui, en les relisant, me faisaient une autre impression que les autres. J’ai commencé à écrire des textes où je sentais un ton personnel, et puis surtout une sincérité. Donc j’ai écrit quelques petits textes courts qui ont paru dans des revues, et puis après est venu le premier roman qui n’était, bien évidemment, pas le premier – c’était peut-être le dixième ou le quinzième que j’écrivais –, mais le premier pour lequel je me suis dit en le relisant que cela sonnait juste, cela sonnait Moi. Donc, j’ai préféré attendre longtemps… et ne rien publier avant.
Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Messilä-Lahti, le 15 juin 2009
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