ENTRETIEN AVEC NICOLAS PHILIBERT
Auteur-réalisateur
Helsinki, Finlande
26.-31.01.2010
La IX édition du Festival international du documentaire de Helsinki – DOCPOINT s’est déroulée du 26 au 31 janvier 2010. Au cours de ces six jours de projection, plus de 22 000 spectateurs se sont rendus dans les salles pour visionner quelque 140 documentaires de plus de 20 pays.
Invité d’honneur, cette année, le documentariste Nicolas Philibert, réalisateur d’une trentaine de films, dont une mini-rétrospective était présentée au cours du Festival : La ville Louvre (1990), Le pays des sourds (1993), Un animal, des animaux (1994), La moindre des choses (1997) et Etre et avoir (2002), Sélection officielle du Festival de Cannes 2002 et Prix Delluc 2002.
Avec Retour en Normandie (2007), il revient trente ans après sur les lieux d’un tournage de René Allio dont il fut l’assistant-réalisateur. Son dernier film Nénette (2009) sur la doyenne des orangs-outans du Jardin des plantes, aujourd’hui inédit de l’Intégrale (jusqu’ici) – coffret DVD, sortira en salles dans une version plus longue en mars 2010.
Qu’est-ce qui vous a décidé à faire du cinéma, pourquoi avoir opté pour le documentaire plutôt que pour la fiction et, surtout, qu’est-ce qui vous a poussé à continuer quand on sait que votre premier film, en 1978, « La voix de son maître » a été censuré ?
Beaucoup de questions en même temps. Qu’est-ce qui m’a donné envie de faire du cinéma ? Ce sont des questions difficiles. On ne sait pas toujours d’où ça vient. Je crois que, pour moi, quand j’ai découvert le cinéma, alors enfant et adolescent, cela a été une manière de voyager, d’aller à la découverte du monde. A l’époque, on voyageait moins physiquement qu’aujourd’hui, on avait moins de facilités pour aller à l’autre bout du monde. Dans ma famille, on n’avait pas la télé, il n’y avait pas Internet ; bref, le cinéma a été pour moi l’occasion de voir des visages que je n’avais jamais vus, d’entendre des langues, de voyager. Je crois que c’est ça qui m’a attiré principalement vers le cinéma.
Alors, pourquoi le documentaire ? C’est un peu le hasard. Mon premier film, c’était, en effet, un documentaire – « La voix de son maître » – et, en le faisant, j’y ai pris goût. Donc, j’ai eu envie après celui-là d’en faire un autre, puis un troisième. Cela a été du reste difficile, après ce premier film – puisqu’il a été censuré, en effet –, d’arriver à en tourner un autre. Il a fallu, d’ailleurs, des années avant que je puisse continuer. Pour un tas de raisons, je n’arrivais pas à financer mes projets ; personne n’en voulait. Mais je me suis obstiné, obstiné et, finalement, après six années sans qu’aucun de mes films n’ait pu voir le jour, je me suis remis à tourner et, depuis, ça s’est plutôt bien enchaîné.
N’avez-vous jamais été tenté de réaliser un film de fiction ?
Je suis toujours tenté de faire du cinéma de fiction, mais, en même temps, je suis pleinement heureux de faire des films documentaires. Pour moi, le documentaire n’est pas un tremplin vers la fiction ; ce n’est pas un genre mineur, ce n’est pas un marchepied vers la fiction. D’ailleurs, je pense qu’il y a beaucoup de fiction dans mes films. Tout dépend de ce qu’on entend par ce terme, qui est assez flou, mais je pense qu’il y a de la fiction dans mes films. Et, au fond, si je devais faire un film lourd en termes d’infrastructure, de budget, je ne serais pas à mon aise parce que, quand on travaille avec une équipe de trente, quarante voire cinquante personnes, il faut, pour des raisons d’organisation et d’économie, que les choses soient très clairement programmées à l’avance, clairement identifiées, et moi j’aime bien improviser. Donc, ce que je fais correspond bien à ce désir d’inventer à mesure.
Comment vous viennent, peut-être même au sens littéral du terme, les sujets de vos documentaires ? Autrement dit, les choisissez-vous ou s’imposent-ils à vous ?
Ce n’est pas le sujet qui compte. Le sujet, c’est souvent un prétexte. Par ailleurs, c’est difficile de donner une réponse globale car, pour chaque film, c’est une histoire différente. Il ya des sujets qu’on porte au fond de soi, qui cheminent, mûrissent lentement, et il y en a d’autres qui s’imposent immédiatement suite à une rencontre, suite à une série de circonstances. Cela part souvent d’un facteur de hasard, bien plus que de la volonté de délivrer un quelconque message autour d’une question.
On vous associe souvent à Raymond Depardon pour, entre autres, votre « cinéma direct », mais, contrairement à lui, vous intervenez très rarement dans vos films. Quelle est votre approche du film documentaire ? Quel rôle attribuez-vous à la caméra ? Quels rapports établissez-vous entre le réalisateur et les personnes filmées ?
Le cinéma de Depardon et le mien sont, d’une part, très différents et, d’autre part, je ne sais pas ce que c’est que le « cinéma direct ». La petite présentation qui est faite de mon travail dans le catalogue du Festival Docpoint, me semble-t-il, met l’accent sur le cinéma vérité, mais je ne me reconnais ni dans la formule de cinéma vérité, ni dans le cinéma direct. Je ne sais pas ce que c’est que le cinéma direct. Le cinéma, ce n’est pas direct. C’est déjà différé ; cela passe par des choix, de la mise en scène, de la mise à distance, un recul, une relecture, une reconstruction, des manipulations, du montage. Bref, cela n’a rien de direct. Ce sont, en fait, des mots qu’on utilise un peu à toutes les sauces et qui ne veulent plus dire grand-chose. Je fais un cinéma plutôt « indirect », et je le dis, je l’assume… je provoque des scènes. Les films que je fais, ce n’est pas la réalité brute, ce n’est pas une photocopie du réel, c’est une relecture, une reconstruction, c’est un regard singulier. Voilà.
Dans vos documentaires, vous filmez souvent les « coulisses » de la vie, au sens propre comme au figuré. Au-delà du réel, du visible, vous semblez toujours chercher à montrer ce qu’on n’aura pas été autorisés à voir ou ce que l’on n’est pas forcément aptes à voir.
Il s’agit pour moi non pas tant de montrer les coulisses ; c’est arrivé avec « La ville Louvre », c’est arrivé avec « Un animal, des animaux », mais le tournage de « La moindre des choses », ce ne sont pas les coulisses, c’est le quotidien. « Le pays des sourds », c’est le quotidien aussi. Ce sont des moments qui sont accessibles à qui veut bien s’intéresser aux sourds, des choses qui sont accessibles à qui veut bien s’intéresser au monde des sourds, ce n’est pas un univers caché ; les sourds vivent parmi nous, au milieu de nous. C’est vrai que, bien souvent, on passe à côté, on les ignore, on ne s’intéresse pas à eux, et je me suis intéressé un peu à eux. Mais ce n’est pas un monde caché qu’il s’agirait de montrer au grand jour, c’est un monde auquel chacun peut avoir accès. Tout le monde peut apprendre la langue des signes s’il le souhaite. C’est une question d’intérêt pour eux que j’ai manifesté avec ce film.
Quel est pour vous le but ultime à atteindre ? Après chaque réalisation de film, qu’est-ce que vous avez réussi à atteindre qui vous satisfait le plus ?
Quand on a terminé un film, on n’aspire qu’à une chose, c’est de faire le suivant. Parce qu’on reste toujours sur une insatisfaction. Si on était comblé, peut-être qu’on s’arrêterait, mais on veut toujours aller plus loin, aller au-delà, faire mieux, se surpasser, s’étonner soi-même, se surprendre, être surpris par le monde.
Je pense qu’un film fini, on en voit aussi les imperfections et les défauts, et puis on a envie de tourner la page. Moi, je ne passe pas mon temps à regarder mes films, j’ai plutôt envie de fuir. Quand on a terminé un film, on l’a vu, revu au montage… on cherche à s’en émanciper.
Dans le dernier film que vous venez de réaliser, « Nénette », vous filmez quasiment exclusivement un orang-outan femelle plus d’une heure durant. Racontez-nous votre première rencontre avec Nénette, ce qui vous a fasciné en elle et ce que vous avez voulu nous montrer.
Je ne vous raconterai sûrement pas ma première rencontre avec Nénette. C’est totalement intime, et cela n’appartient qu’à nous deux !
Tout m’a fasciné en elle. D’abord, c’est un spectacle fort et troublant, et triste aussi. Un animal en captivité derrière une cage qui vous regarde comme ça fixement, qui a l’air d’être à la fois intéressé par ce qui se passe de l’autre côté et, en même temps, un peu indifférent. Ce qui m’a fasciné, c’est la proximité, la ressemblance qu’il y a entre les orangs-outans et nous ; ce sont des cousins. On partage 99 pour cent de notre patrimoine génétique avec eux. C’est peut-être un peu abstrait de le dire comme ça, mais ce sont des animaux qui nous regardent, qui ont les deux yeux dans le même axe, comme les humains – ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’animaux –, qui ont des mains, quatre mains d’ailleurs, qui ont une agilité, une souplesse… qui sont proches. Ils sont très évolués, ont une intelligence. Il y a de grands primates à qui on a appris le langage des signes, qui savent utiliser un ordinateur, qui ont un vocabulaire de 200 à 300 mots. C’est tout de même assez surprenant. Ce n’est pas le cas de Nénette, mais ce sont des animaux extrêmement fascinants.
Quelle est l’expérience cinématographique qui vous a le plus marqué, touché ?
Je ne peux pas mettre en concours les différents films. Ils sont tous des histoires fortes de cinéma, humainement aussi, presque toujours. Je ne peux pas, par exemple, comparer un tournage en haute montagne et à la clinique de La Borde. C’est deux natures différentes, mais ce sont des expériences qui sont très fortes, l’une et l’autre.
Vous intervenez très peu dans vos films, rarement des questions, encore moins de commentaires – sauf, peut-être, dans « Retour en Normandie ». Pourquoi cette retenue ?
Ce n’est pas de la retenue. Je suis très présent dans mes films à travers les plans que j’ai choisi de faire. C’est moi qui les ai cadrés, qui les ai montés, qui ai décidé de commencer à ce moment-là, de terminer là, de mettre avant celui-là, après tel autre. Donc, tout cela raconte des choses du monde, et ça raconte des choses de moi aussi. Je suis présent dans mes films, même si, en effet, ça ne passe pas par un commentaire ou une parole… on m’entend ici et là.
Quels sont vos projets à plus ou moins court terme ?
Le prochain film sera sur la Maison de la radio à Paris.
La maison de la parole et de la musique…
Non, pas la musique. Je ne sais pas si on entendra de la musique, parce que quand vous filmez des musiques qui existent, il faut payer des droits, et cela coûte très, très cher. Donc, il y aura plutôt des gens qui parlent… et des silences.
Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
à Helsinki, le 30 janvier 2010
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