ENTRETIEN AVEC JEAN-MICHEL FRODON
Critique et historien du cinéma
Helsinki, Finlande
Avril 2010

Jean-Michel Frodon*, critique et historien du cinéma, était ce mois d’avril de passage à Helsinki où il animait un séminaire sur le cinéma des frères Dardenne à la Cinémathèque finlandaise dans le cadre d’une rétrospective qui leur était consacrée.

Pour la première fois sans doute en Finlande, quelles ont été les étapes qui ont conduit à votre venue à la Cinémathèque finlandaise pour nous parler, dans le cadre de ce séminaire, des frères Dardenne ?
Mon lien cinéphile avec la Finlande est d’abord passé par Aki Kaurismäki que je connais depuis longtemps, depuis le début des années 80 – j’ai ensuite découvert « Calamari Union » vers 1985 –, puis par Peter von Bagh, que je connais aussi depuis assez longtemps. Par ailleurs, nous avions, lorsque je dirigeais les « Cahiers du cinéma », édité un supplément sur le cinéma finlandais (Avril 2008, N⁰ 633 – N.D.L.R.), et je m’étais retrouvé en relation avec les gens de la Cinémathèque finlandaise, notamment avec Satu Laaksonen, que j’ai rencontrée l’année dernière au Festival de La Rochelle où elle m’a du reste parlé de ce projet de séminaire. Ensuite, les Dardenne, qui devaient normalement venir à Helsinki puis ne le pouvaient plus, ont proposé que ce soit moi qui vienne parler de leur cinéma à leur place. Donc, tout cela a fini par se combiner et, du coup, j’étais très content de venir. En fait, je suis invité depuis très longtemps au Festival du Soleil de minuit, et je ne peux jamais y aller. C’était donc là une occasion de venir en Finlande… finalement.

Peut-on établir un parallèle entre le réalisme social des films des frères Dardenne et celui des films de Aki Kaurismäki ?
Je pense que oui. Bien évidemment, il ne faut jamais exagérer ce genre de rapprochement. Ce sont des cinéastes qui ont une personnalité et une manière de filmer différentes, mais je pense qu’il y a des points communs en termes d’enjeux éthiques et politiques dans la description de la société dans laquelle on vit à travers ce qu’on pourrait appeler des fables, des paraboles contemporaines assez proches dans la démarche cinématographique et dans les engagements que cela traduit, manifeste.

Pourquoi cette vérité sociale dans les films des frères Dardenne, comme chez Kaurismäki, nous dérange-t-elle ? Est-ce parce qu’elle nous met en porte-à-faux face à des victimes d’un monde libéral et exploiteur qui se rebellent et avec qui il est alors difficile de compatir ?
Tout simplement parce que je crois que le cinéma des Dardenne n’est justement pas un cinéma de compassion. C’est un cinéma qui interroge les choix éthiques qui sont faits par les personnages, mais aussi par nous-mêmes, et s’il y a, effectivement, de l’inconfort, c’est que ce sont des films qui nous posent des questions au lieu de nous aider à nous apitoyer sur le sort de malheureux, ce qui serait une manière de les garder à distance.

La ligne de partage entre la fiction et le documentaire est de plus en plus brouillée. Dans l’évolution de cette société qui est aujourd’hui la nôtre, à quoi attribuez-vous que, sur un plan cinématographique, on ait de plus en plus tendance à privilégier, que ce soit dans le fond comme dans la forme, le réel sur l’imaginaire ?
Je ne sais pas répondre à cette question. Pour moi, le cinéma, c’est toujours du documentaire et c’est toujours de la fiction. Les Dardenne font des films de fiction avec une énorme matière documentaire, et il y a une part d’imaginaire gigantesque dans leurs films. Ce sont des films qui sont des fables, qui ne nous montrent pas des situations sur un mode qui prétendrait être journalistique, par exemple, mais qui, évidemment, passent par la fiction pour mieux parler du monde réel dans lequel nous vivons et de la manière dont nous l’habitons. Mais, moi, je retrouve cela sous des formes différentes… Un bon film, c’est toujours un film qui invente des formes artificielles pour parler de la réalité. Après, les réponses sont innombrables, et heureusement ; il n’y a pas un modèle. Cela devient dangereux quand il y a un modèle, s’il ne devait y avoir qu’un modèle.

La thématique de la « rédemption » est une constante dans les films des frères Dardenne, même si leur univers est un univers sans Dieu. Comment expliquer la description, dans chacun de leurs films, d’un monde sans concessions, d’une société en perdition, et cette ouverture finale, à chaque fois, sur un espace salutaire, rédempteur ?
Je ne suis pas certain que « rédemption » soit le mot qui convienne. Ce sont des films qui refusent le désespoir, et je pense que c’est une décision politique de dire que la fiction, qui se donne comme de la fiction, peut prendre en charge des hypothèses de construction non mortelles ou non désespérées. Ils le disent très bien dans leurs livres : « Nos films sont beaucoup plus optimistes que nous, que ce que nous pensons du monde réel tel qu’il va. » Et donc, c’est effectivement un choix stratégique pour eux… et c’est en relation avec leurs personnages, c’est-à-dire que les personnages ont un avenir. Le personnage de Lorna se sauve, mais elle se sauve par elle-même et elle se sauve par la fiction, pas en s’inventant un nouveau statut qui n’a rien de particulièrement religieux dans ce dispositif. En revanche, c’est un geste artistique, on pourrait presque dire dans ce cas-là que c’est un geste romanesque au sens du romancier, de celui qui écrit l’histoire, de la même manière que la fin de « La promesse », par exemple, aboutit à une hypothèque non fermée ou non catastrophique qui n’est pas une rédemption, qui veut juste dire qu’on peut s’en sortir, on peut trouver des réponses, même partielles. Je pense que les Dardenne sont des gens qui font confiance aux puissances politiques de l’utopie, de la construction fictionnelle, et qui n’ont surtout pas envie de faire des films misérabilistes. On dit rédemption – je l’ai écrit moi aussi, ça m’est arrivé –, et c’est logique que le mot vienne, mais je pense, en y réfléchissant, que c’est en fait erroné parce que il y a cette zone de croisement ou de superposition entre des enjeux éthiques et des enjeux religieux, et puis il y a des modèles, des schémas… pour moi, il n’y en a qu’un, et c’est une séquence qui m’a toujours fait problème : c’est la séquence finale de « Rosetta » quand elle porte la bombonne de gaz comme le Christ porte sa croix où, là, il y a une présence intrusive d’une référence religieuse, biblique en l’occurrence, que je ne trouve pas indispensable. Mais, dans les autres films, on peut être sauvé autrement que sous le mode de la rédemption… Il n’y a pas, pour moi, un fléchage ou un étiquetage religieux.

Quelle est, selon vous, la place qu’occupe le cinéma des frères Dardenne sur un plan cinématographique européen, voire mondial ?
Il existe dans le cinéma mondial un espace particulier qui est celui des grands auteurs, pas seulement européens, mais des gens qui bénéficient d’un très haut degré de reconnaissance artistique qui leur donne une certaine notoriété, et même globalement un certain succès, et les Dardenne en font partie. Ce sont des gens comme Pedro Almodovar, Nanni Moretti, Abbas Kiarostami, Aki Kaurismäki, Lars von Trier, Ken Loach, Olivier Assayas, Arnaud Desplechin, Emir Kusturica… des gens qui ont une audience relativement large. Après, il y a de grands artistes avec des publics beaucoup plus restreints, mais ce sont des Européens et quelques Asiatiques. On pourrait ajouter Gus Van Sant, David Cronenberg, David Lynch, et on aura alors une espèce de galaxie d’auteurs de premier rang, disons, dans le cinéma contemporain – sans être des statues consacrées par les décennies comme Alain Resnais –, mais des cinéastes qui ont entre quarante et soixante ans et qui, aujourd’hui, jouissent d’une reconnaissance culturelle importante, d’une relative capacité à filmer et d’une capacité à attirer un public significatif, tout en n’étant absolument pas dans le cinéma très grand public international.

Réalisateurs consacrés plusieurs fois à Cannes, les frères Dardenne** rejoignent en 2005 le cercle très fermé des cinéastes récompensés par deux Palmes d’or.
Il y a eu, en effet, une espèce d’histoire d’amour entre les frères Dardenne et Cannes. D’ailleurs, il est fort possible, justement parce qu’ils ont l’impression que le Festival de Cannes leur a apporté tout ce qu’il pouvait leur apporter, qu’ils présentent leur prochain film à Venise ou à Berlin selon la période à laquelle il sera prêt. Ils ont eu, en effet, deux Palmes d’or, plus deux Prix d’interprétation, le Prix du scénario pour « Le silence de Lorna « . Après, ils peuvent aller à Cannes pour le plaisir mais si l’idée que les festivals aident des films comme ça à vivre – ce qui est vrai –, ils ont peut-être plus intérêt à aller les présenter ailleurs.
Pour ce qui est des cinéastes doublement palmés, cinq réalisateurs ont obtenu, à ce jour, deux Palmes d’or : Francis Ford Coppola, Shohei Imamura, Emir Kusturica, les Dardenne et cet assez mauvais réalisateur suédois dont j’ai du mal à retrouver le nom… Bille August. Il a, du reste, continué à faire des films aux Etats-Unis qui avaient aussi peu d’intérêt que ceux qu’il avait faits chez lui. Dans son cas, c’est un accident historique, mais il a eu tout de même deux Palmes d’or… ce qui est troublant quand on pense que, par exemple, Robert Bresson ne l’a jamais eue !

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
à Helsinki, le 10 avril 2010.