Entretien avec Florence Pazzottu
Cette 25e édition de la Rencontre internationale des écrivains de Lahti (Messilä), qui s’est déroulée du 18 au 21 juin 2011 sur le thème « Les écrivains et l’indescriptible », a été marquée cette année par une rencontre d’exception avec une femme poète française, Florence Pazzottu, qui nous a fait entendre une voix d’auteur singulière, une voix de femme pas comme les autres.
Comment l’écriture s’est-elle imposée à vous ?
Aussi loin que je me souvienne, l’écriture a toujours été présente. C’est étrange parce que, parfois, j’ai l’impression d’avoir écrit avant le geste, ce qui est impossible. Mais j’ai un souvenir d’une sorte de murmure, de recherche, de sens, d’histoire, de ce besoin-là très vite. Ensuite, bien sûr, c’est passé par la lecture.
La poésie comme mode d’écriture vous donne-t-elle plus de liberté, plus d’espace pour exprimer ce que vous avez à dire ?
Je pense que la poésie est le lieu de la plus grande liberté.
Votre écriture se nourrit-elle de la réalité plutôt que de l’imaginaire ?
Je ne peux pas le dire… ou du moins je ne le dirais pas comme ça. Je pense que l’écriture se nourrit de l’inconscient et, donc, évidemment, de toutes les forces imaginaires de l’inconscient. Et, en même temps, je pense que mon écriture est travaillée aussi par l’abrupt du réel, par le réel lui-même, par les réalités en tout cas. Il y a une part documentaire seulement dans mon écriture mais elle est traversée. Je pense qu’il est assez difficile de démêler ce qui est vraiment du domaine de l’imaginaire ou parfois de la trace du rêve, du travail des forces obscures de l’inconscient et de cette façon dont le poème est traversé par la circonstance. Je ne crois pas à une poésie refuge, en tout cas.
Après la publication d’une douzaine d’ouvrages, vers quoi votre regard se tourne-t-il ? Dans quel sens diriez-vous que votre œuvre évolue ?
Il m’est arrivé une chose assez étrange, c’est que j’ai publié récemment, ces deux ou trois dernières années, des textes très anciens. Et ça, c’est une aventure vraiment étrange. Je viens de prononcer le mot « circonstance », et je publie, en novembre, chez Flammarion un livre de poèmes que j’ai appelés des circonstanciels. Ce sont des poèmes qui non seulement sont tissés par la circonstance mais qui, parfois, sont leur propre circonstance. Parfois, le poème dit lui-même sa circonstance d’écriture. Un peu comme le récit contemporain l’a fait, des récits de Bernard Noël, par exemple, ou comme le récit de « La tête de l’homme » le dit aussi. Il raconte parfois son propre cirque, comment il est écrit, et ces poèmes-là sont des poèmes qui, du coup, sont toujours à la frontière entre la prose et le vers ; parfois, le vers tourne dans la prose, parfois, au contraire, la prose est mise en vers, et il y est justement aussi question de la façon dont le poème lui-même travaille l’écriture de la vie, devient partie prenante de la vie et de la manière dont la vie s’inscrit dans le poème.
Outre l’exploration de sujets intimes, comme dans « La tête de l’homme », et vos interrogations sur les injustices de ce monde, vous semblez aimer jouer – non sans une certaine volupté – avec la langue, les mots, comme dans « S’il tranche, », voire toucher à la forme par des variations typographiques, des effets calligrammatiques.
Oui, c’est très juste. Je pense qu’il y a toujours une dimension très ludique dans ma pensée, et je pense que les choses les plus graves s’approchent avec beaucoup de légèreté. Chez moi, cela va ensemble. D’ailleurs, je suis un peu désappointée parfois parce que j’ai remarqué que plus le sujet est sérieux, et moins on perçoit, semble-t-il, la force du rire de mon écriture, mais elle est présente chez moi. Il est vrai que même dans des sujets très graves, comme dans « La tête de l’homme » et dans d’autres textes, pour moi le rire est très près. Du reste, je le dis à la fin : « …le rire chasseur d’obscur ». Et, comme évidemment, j’adore lire, j’aime beaucoup aussi faire des clins d’œil à ce que j’ai lu et jouer avec la dimension visuelle du poème ou avec la typographie, et aussi avec cette jouissance qui est simplement d’inscrire le premier signe sur la page.
Diriez-vous que votre écriture a également évolué dans sa forme délaissant le poème au profit de la petite prose ?
C’est une question intéressante, même si cela n’a pas évolué dans ce sens car, en fait, depuis quasiment toujours, j’alterne, et sans que ce soit du tout programmé et décidé. J’ai remarqué, avec cette espèce de curiosité que l’on peut avoir parfois pour ce qu’on fait soi-même, que j’avais souvent un travail de poème et que, quand je l’interrompais – parce que souvent le travail de poème dure longtemps, surtout vu les conditions d’édition qui sont en France vraiment très difficiles –, il fallait quand même qu’entretemps j’écrive. C’est ainsi que j’ai souvent atteint cette espèce de grande vague de poèmes qui arrive, et puis un récit. Mais je pense qu’il y a du poème dans mes récits… et du récit dans mes poèmes d’ailleurs.
La prose donne-t-elle plus d’espace à l’expression de votre pensée ?
Je ne sais pas. J’aurais du mal à dire… Il y a plus d’espace dans le sens où il y a une sorte de continuité possible, mais en même temps je ne sais pas… Par ailleurs, il y a de la rhétorique dans mes poèmes, parfois même dans mes poèmes très courts. Il y a du déplacement dans le récit… donc, je ne sais pas. Je ne pourrais pas dire ça.
Vous avez réalisé également deux films – un documentaire de 40 min « La place du sujet » en 2010 et un poème-vidéo de 13 min « Autrement dit » en 2011. Dans « La place du sujet » adapté de votre livre éponyme, qu’avez-vous voulu montrer au-delà des mots ?
A vrai dire, j’ai seulement donné le même titre au livre et au film mais, en fait, la seule chose que le livre et le film ont en commun c’est le texte de présentation que j’ai repris et le fait que ces petits textes en prose du livre aient été écrits au Panier qui est le plus vieux quartier de Marseille, et même le plus vieux quartier de France. C’est un quartier historique, un quartier très populaire, et le film a également été tourné dans ce quartier.
Dans ce documentaire « La place du sujet », vous donnez la parole à des habitants du Panier, quartier que vous avez mis, semble-t-il, vingt ans à découvrir.
Oui, c’est cela. C’est seulement quand j’ai eu vingt ans que j’ai découvert ce quartier. C’est un quartier qui est comme une enclave dans la ville, sur une petite butte. C’est un quartier extrêmement populaire, un quartier d’immigration, assez fermé et, comme je le dis dans le texte de présentation du film et du livre, il fallait y connaître quelqu’un pour y aller. Et, donc, il a fallu qu’on me propose de faire une animation théâtre dans une école du quartier pour que j’y mette les pieds pour la première fois. Et puis, vraiment un hasard biographique a fait que j’y suis allée y habiter, et que j’adore ce quartier. J’y ai habité d’abord deux ans, puis je suis partie et revenue pour y vivre 12 ans jusqu’à ce qu’on me mette dehors. Et j’ai fait le film lorsqu’on nous a mis dehors… pour surmonter le déchirement aussi. Cet appartement-là, qui était ouvert sur la mer avec deux terrasses – une vue sur les collines, une vue sur la mer –, je m’y sentais extraordinairement bien. Mais cela a été un déchirement qu’on nous jette dehors, et j’ai essayé de comprendre ça. Un jour, alors que je me promenais avec mon père dans le quartier, qui a été le quartier d’accueil de mes grands-parents italiens qui avaient fui le fascisme dans les années 20, mon père me montre le bar à côté duquel se trouve encore la maison où il a vécu petit – lui est un exilé parisien maintenant malheureux. Le bar s’appelait «Tout va mieux », et moi lorsque je suis arrivée avec mon compagnon à Marseille, on s’est installés à côté du bar « Tout va bien ». Et j’ai trouvé ça extraordinaire. J’ai senti à quel point, pour moi qui n’étais pas directement une exilée, quelque chose, effectivement, était passé encore une fois par le langage qui avait fait que je m’étais retrouvée dans ce quartier comme dans une terre d’accueil. Du coup, quand j’ai fait le film, qui a été tourné très vite en quatre jours, j’ai fait la place aussi à l’improvisation, et j’ai fait des rencontres assez extraordinaires. En fait, il n’y a que des étrangers dans mon film, il n’y a pas d’habitants du quartier à proprement parler : il y a un poète coréen qui était en résidence au Centre de poésie de Marseille à ce moment-là ; il y a deux réalisateurs italiens qui passaient par là ; il y a aussi le philosophe Alain Badiou qui était à Marseille avec qui je parle du langage, et il y a un homme qui était à sa fenêtre, tout à fait extraordinaire, que je n’ai jamais pu revoir parce que, lorsque je suis revenue pour lui dire que le film était achevé, il n’était plus là. C’était probablement un homme sans papiers. Et donc, le film est traversé par cette figure de l’étranger qui est pour moi une des questions non seulement de la poétique mais de la politique essentielle.
Donnez-vous une dimension politique à vos œuvres récentes, qu’elles relèvent de l’écriture comme de la réalisation cinématographique ?
Le poète théoricien Henri Meschonnic a écrit « Politique du rythme, politique du sujet ». Il disait que la poésie était d’emblée politique parce qu’elle posait justement la question du sujet, qu’il n’y avait pas de sujet qui préexistait au poème, et que cette question-là du sujet était politique. La question de la poésie engagée ou de l’art engagé est toujours une question difficile. Il est extrêmement rare que ma poésie soit, j’allais dire, directement engagée dans le sens où elle pourrait être identifiée immédiatement comme telle. Je crois l’avoir fait clairement une ou deux fois ; notamment, lorsque j’ai participé à une revue qui est une des plus vieilles revues françaises, « Action Poétique », et qui existe depuis plus de 50 ans. Dans cette revue, quand on m’a proposé de collaborer, au début je ne savais pas bien quelle était ma place ; et puis, un jour, j’ai proposé que chaque numéro de la revue s’ouvre par des textes que j’ai donc écrits. Mais c’était un travail d’écriture vraiment documentaire, comme ont fait parfois les Russes ou les Américains, un travail presque de copier-coller, de tissage, vraiment documentaire, à partir des dernières expulsions réalisées en France… des récits vrais. Et donc, ça s’appelle une incise. C’est directement de l’écriture politique où le travail est exactement l’inverse, j’allais dire, du travail de condensation que je fais habituellement avec ma poésie. Je prends vraiment des textes d’une manière documentaire et, ensuite, je coupe tout ce qui est de l’ordre de l’affect, du pathos, etc. de façon à ce qu’il n’y ait absolument que le récit brut pour qu’il parvienne et qu’il touche de cette façon-là. Mais sinon, la plupart du temps, je ne pense pas qu’il y ait de dimension politique à proprement parler dans mes écrits… peut-être dans « La tête de l’homme »… certaines pages. Mais je crois que vraiment l’essence même de l’engagement, c’est la poésie elle-même. Je crois que la poésie est un acte d’engagement dans la langue et dans le réel.
Pour reprendre le thème de la Rencontre internationale des écrivains de Lahti «L’écrivain et l’indescriptible », est-ce que, pour vous, la mise en images plus que la mise en mots est une façon de montrer l’indescriptible, de dire l’indicible ? Et est-ce tout simplement aussi une manière de mieux se faire entendre ?
En tout cas, ce qu’il me semble c’est qu’effectivement ces deux films, « Autrement dit » qui est une vidéo que j’ai montée toute seule, ce qui n’est pas le cas de « La place du sujet », documentaire que j’ai fait avec l’aide d’un monteur – c’est du reste là que j’ai découvert le travail du montage que j’ai trouvé absolument passionnant –, c’est de l’écriture, et je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose de commun. Evidemment, il y a l’image qu’on n’a pas dans le poème, bien qu’elle puisse être projetée mentalement, mais j’ai constaté que finalement le travail de tissage, de montage du film et, finalement, la manière dont un sens s’inventait et se construisait, un propos s’inventait et se construisait dans le film, – puisque je pense que je monte mes films comme j’écris, c’est-à-dire sans programme à l’avance, avec une idée, un surgissement, un jaillissement, quelque chose à quoi je laisse place mais qui finalement se construit dans le mouvement même –, ce travail-là était au bout du compte le même, même si j’allais sûrement le partager avec d’autres gens. Je l’ai du reste vu quand j’ai projeté mon film à Marseille, les gens qui sont venus le voir n’étaient pas des gens qui venaient écouter mes lectures. Et ça, c’est intéressant. Mais je pense que le travail est quand même un travail poétique, c’est-à-dire que c’est un travail de condensation et de déplacement. Il faut éviter le piège du cliché, le piège du sens qui se referme sur quelque chose que l’on croit savoir ou que l’on croit avoir compris. La question c’est quand même toujours de relancer la question. C’est ce qui m’intéressait avec ce film, c’est-à-dire que même si le film a une dimension politique certaine, il n’a pas de message ; il affirme la possibilité d’une émancipation. Mais je pense que mes poèmes le font à leur façon. Il me semble que ma poésie est une poésie de l’affirmation, et non pas de la satisfaction. Souvent il y a une force de colère qui peut porter ma poésie, mais c’est une force d’affirmation. Et je pense que dans cette sorte de travail du poème ou de travail du film, il y a toujours cet enjeu de relancer la circulation du sens pour pouvoir porter la question plus loin. En l’occurrence, dans le film, c’était la question de l’étrangeté de l’habitation, mais ça posait du coup aussi la question de la forme elle-même et de comment le film, à un moment donné, se rendait lui-même possible. Ce qui n’est pas du tout la même chose que d’avoir déjà une histoire à raconter. Ce n’était pas un film qui était filmé à partir d’un scénario.
Quels sont vos projets d’écriture, de réalisation cinématographique ?
J’ai ce livre qui s’appelle « Alors, » qui va paraître en novembre. Ensuite, il y a donc ce film «La place du sujet » que je vais essayer d’envoyer à des festivals avec un sous-titrage en anglais. Il y a aussi ce petit film que je viens juste de finir mais pour lequel il y a encore un travail de son à faire qui s’appelle « Autrement dit » mais qui est vraiment un poème-vidéo. Ensuite, je voudrais que mon récit « La tête de l’homme », qui avait été créé par François Rodinson au Centre dramatique national de Nancy et qui avait été joué à la Maison de la poésie, je voudrais, en fait, avec l’actrice Marion Bottollier qui est une actrice assez extraordinaire, qu’on le reprenne toutes les deux en novembre à Marseille dans un lieu qui s’appelle Les bancs publics. Il est prévu que je fasse une scénographie-vidéo. En fait, c’était un spectacle qui était un peu trop lourd à tourner et un peu compliqué, et donc on voudrait faire, avec l’accord du premier metteur en scène, une forme courte, plus légère. Ce sera donc ma première scénographie-vidéo pour un spectacle. Après le reste, je ne sais pas… C’est déjà beaucoup.
Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
A Lahti, le 20 juin 2011
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