Les réalisateurs australiens Warwick Ross et David Roach se sont réunis pour réaliser un film documentaire sur Bordeaux et l’obsession des Chinois pour ses plus grands vins, « Red Obsession », narré par l’acteur australien Russell Crowe dont la voix a le velouté d’un grand cru.
Lafite, Margaux, Pétrus et Latour, autant de noms qui ont mis les Chinois en émoi, soudainement pris d’une fièvre frénétique pour les grands crus bordelais, notamment les millésimes 2009 et 2010.
« Quand le rouge devient plus précieux que l’or » – tel est le phénomène, l’extravagance qu’explore le film « Red Obsession », actuellement en salles à Helsinki.
Tout d’abord, en tant que Bordelaise moi-même, je tiens à vous remercier pour ce très intéressant et beau documentaire sur Bordeaux et sa région de châteaux. Vous êtes un grand connaisseur des vins et vigneron vous-même et on sent, à la manière dont vous avez filmé la ville et présenté les châteaux vus du ciel, que vous êtes un habitué des lieux ou, du moins, que vous vous y plaisez. Connaissiez-vous la région avant de faire le film ?
Je ne connaissais pas la région. Bien sûr, toute la région m’était familière, mais je ne m’y étais jamais rendu. Je suis, en fait, un fan de Bordeaux depuis pas mal de temps et je regarde aussi le Tour de France, de sorte que vous voyez beaucoup de châteaux filmés depuis les airs non loin du circuit où passent les vélos. Mais le Bordeaux est un de mes vins favoris depuis longtemps. Tout a commencé quand j’ai rencontré par hasard en 2009 une personne qui, depuis, est devenu un ami – le Master of Wine Andrew Caillard. Nous avons fait connaissance lors d’un voyage en avion entre Sidney et Londres, et nous avons commencé à discuter. Il connaissait Bordeaux extrêmement bien, et je n’y étais jamais allé. C’est là qu’il m’a dit que je devais me rendre sur place et qu’il allait organiser pour moi des dégustations dans les châteaux. C’était très gentil de sa part. Il a du reste ajouté que, vu que j’étais vigneron et réalisateur, c’était bizarre que je n’aie jamais pensé à faire un film sur le vin. Il m’a alors demandé si je pouvais l’envisager. Je lui ai répondu que ce serait possible, en effet, si j’avais le bon angle, la bonne approche. En fait, la plupart des films que j’avais vus sur le vin ne m’inspiraient guère. Ils montraient, certes, souvent la beauté des lieux, mais je les trouvais un peu trop éducatifs ou esthétiques, et la plupart n’avait pas d’histoire à raconter, une histoire forte. Donc, j’étais partant à condition de trouver la bonne approche. C’est alors qu’il m’a raconté cette chose extraordinaire qui se passait à Bordeaux, et ce qui m’a surtout plu dans cette histoire c’est que c’était un endroit qui était en train de changer. Et je pense que les documentaristes et réalisateurs de longs métrages aiment raconter l’histoire d’un endroit en pleine mutation. J’étais vraiment intrigué. Je lui ai demandé de m’en dire plus. Il m’a dit que les prix avaient augmenté de 1000 pour cent rien que ces cinq dernières années. Je n’en revenais pas et je me suis demandé comment cela était possible, car le monde sortait à peine de la crise financière mondiale et, dans tous les pays occidentaux que je connaissais, les bourses étaient au plus bas, l’immobilier était encore la moitié de ce qu’il avait été (et même pire que ça dans certains endroits des Etats-Unis). Donc, j’étais intrigué et me demandais pourquoi ces prix avaient tellement augmenté. La réponse a fusé: les Chinois. Ce ne sont plus les Américains, ni les Britanniques, mais les Chinois qui sont le moteur de ce marché. C’est alors que j’ai senti qu’il pouvait y avoir quelque chose de plus grand à raconter qu’une simple histoire sur le vin – l’histoire d’un monde qui change, peut-être celle d’un pouvoir économique qui passe de l’Ouest à l’Est. Mais était-il possible de raconter cette histoire à travers le prisme du Bordeaux, d’un produit particulier qui est le vin ? D’autant que c’est un produit que je connais bien, de même que la Chine où je suis né – j’ai, en fait, vécu les 10 premières années de ma vie à Hong Kong. C’est fascinant. Donc, l’angle chinois était pour moi un pôle fort pour l’histoire. C’est comme ça qu’est née mon envie de faire ce film et que je suis devenu très intéressé par Bordeaux.
Est-ce que les propriétaires et directeurs de châteaux bordelais étaient accessibles et se sont-ils livrés volontiers ?
Je pensais qu’il serait très difficile de les aborder car ce sont des milieux très fermés. Mais Andrew, qui va à Bordeaux deux ou trois fois par an, est un Master of Wine… et, en général, les Masters of Wine sont bienvenus dans les châteaux. Il a réussi à nous ouvrir nombre de grilles de châteaux, mais certaines nous ont résisté – Latour notamment. Nous avons essayé trois ou quatre fois d’interviewer Frédéric Engerer, directeur de Château Latour, mais sans succès. Je me demandais pourquoi. En fait, c’était à cause du très controversé Mondovino (documentaire de Jonathan Nossiter, 2004 – N.D.L.R.) qui avait été assez injuste avec les Bordelais. Le film malmenait les Bordelais et faisait passer les Bourguignons pour les héros de l’histoire. Et cela n’a bien sûr pas plu. Ils craignaient que ce ne soit un Mondovino bis, et nous avons dû être très persuasifs avant que de pouvoir briser ces craintes. Les premiers entretiens étaient, en fait, un peu froids et professionnels. Je ne récoltais pas grand-chose. Lors de la deuxième rencontre, cela s’est un peu mieux passé, mais ce n’est qu’au troisième rendez-vous qu’on a commencé à dîner avec certains et à bavarder. En fait, j’avais déjà réussi à monter quelques minutes du film sur un DVD et leur en montrer la teneur, la qualité. Et à partir de ce moment-là, tout a commencé à changer. Frédéric Engerer était encore réticent, mais nous avons réussi à le persuader grâce à l’interview que j’ai faite de l’un de ses clients les plus connus, Francis Ford Coppola, à Hong Kong. Après cela, je suis allé le trouver et il a très volontiers accepté de nous donner une interview.
Qu’est-ce qui a déclenché en Chine cet engouement, cette « obsession rouge » ? Etes-vous remonté aux origines de cette frénésie ?
Il faut tout d’abord savoir que si la France a 45 pour cent de parts de marché en Chine, l’Australie en a 18 % – tout de même en seconde position pour ce qui est de l’exportation de vins en Chine. Assez incroyable ! Je pense vraiment qu’il nous faut remonter au temps où la Chine était fermée au monde extérieur, de 1949 à 1979. Et je pense qu’en 1979, lorsque Deng Xiaoping a libéré l’économie chinoise de ses carcans, permis aux gens de faire de l’argent et de parcourir le monde un petit peu plus, cela a été là le commencement de la raison pour laquelle Bordeaux, le vin rouge est devenu si populaire en Chine. C’est un produit du monde occidental, ce qui fait que les Chinois ont l’impression de faire partie du monde d’une certaine manière. Cela signifie aussi qu’ils sont acceptés, qu’ils comprennent la culture occidentale ; ils portent des jeans, des Nike, et certains peuvent s’offrir Hermès, Louis Vuitton, toutes les grandes marques. Et Bordeaux et ses vins font partie de la culture occidentale que vous devez connaître si vous voulez paraître cultivé. Le vin rouge – qui, de par sa structure tannique, se rapproche du thé – est devenu un symbole de statut social. Et pourquoi Bordeaux, plus que tous les autres ? Bordeaux a l’élégance, le raffinement, l’histoire – tout ce qui est attrayant. Les vins de Bordeaux ont tout pour séduire, et les Chinois adorent être séduits par l’Occident.
Pas une seule fois dans le film, les Chinois ne parlent du vin en tant que tel, de ses qualités, du plaisir qu’il donne mais plutôt en termes de marques, de symbole de statut social.
Oui, en effet, cet aspect est intéressant. On a en fait trouvé, lors de dégustations de très grands vins de Bordeaux autour d’une table, que les Chinois (bien que l’impression existe – surtout en France – qu’ils n’ont aucune connaissance du vin) avaient un très grand respect du vin ainsi que des artistes. Car ils voient en chaque vigneron un artiste. Et, en fait, j’ai commencé à penser que, l’Occident étant en possession de l’histoire du vin depuis si longtemps et les Chinois la découvrant tout juste, on pourrait leur pardonner d’être naïfs. Et dans leur naïveté, les vins qu’ils choisissent sont les plus connus. Ils veulent s’offrir ce qu’il y a de mieux et savoir quel goût a le meilleur vin du monde. Et ils apprennent très vite. Ainsi, la Chine vient d’avoir son premier Master of Wine, qui est une femme – la toute première en Chine à détenir ce titre. A propos de leur approche du vin, on ne s’attendait pas à trouver autant de gens qui s’intéresseraient aux vins et qui, surtout, se montreraient respectueux des vignerons. Et quand on leur demandait si c’était vrai que les Chinois ajoutaient du Coca Cola ou du Sprite au vin, ils répondaient que ce n’était plus tellement le cas, mais ajoutaient : « Et vous, vous mettez bien du lait dans votre thé ! »
Les propriétaires et directeurs de vins de Bordeaux semblent éblouis, aveuglés, comme pris dans une spirale incontrôlable de spéculation. Ils ont peur de perdre leurs marchés traditionnels, la réputation séculaire de Bordeaux. Est-ce que Bordeaux, selon vous, est en train de vendre son âme ?
Je pense que Bordeaux sait très bien vendre son âme, et depuis longtemps ; je dirais que cela fait déjà 400 ou 500 ans. Je pense que l’une de ses caractéristiques les plus intéressantes est de s’adapter au nouveau marché. Ils l’avaient fait dans les années 1600 quand Samuel Pitts buvait du vin de Bordeaux à Londres car, à cette époque-là, l’Angleterre était l’endroit où se vendait le vin de Bordeaux. Ils étaient très bons pour dénicher et traquer le nouveau client : d’abord les Anglais, puis les Américains et les Russes, et maintenant les Chinois. La seule grande différence que je vois aujourd’hui, c’est qu’en Chine il y a 1,4 milliard d’habitants, aux Etats-Unis 350 millions et au Royaume-Uni quelque 80 millions. Donc, c’est un saut gigantesque de l’Amérique à la Chine. La consommation de vin en Chine se monte à environ 1 bouteille par habitant et par an (en progression constante), alors qu’en Occident on estime le chiffre entre 35 et 45 bouteilles. Alors, est-ce qu’ils sont en train de vendre leur âme ? Je pense qu’ils ne font que ça et, selon moi, la route qui mène à la Chine est pavée d’or.
Avez-vous projeté le film à Bordeaux et comment a-t-il été reçu par la communauté viticole bordelaise ?
Bordeaux a, en fait, été le premier endroit où on a projeté le film. J’avais promis aux Bordelais que la première du film serait à Bordeaux. C’était facile à faire ce genre de promesse en plein tournage du film mais, en approchant de la fin, dans la salle de montage, on se demandait ce qu’ils allaient penser de certains passages et commentaires. J’étais donc très nerveux dans l’avion qui me menait à Bordeaux. On a invité, bien sûr, toutes les personnes que nous avions interviewées avec leurs familles – à peu près 350 à 400 personnes – à la projection, qui était suivie d’une réception organisée à l’Opéra de Bordeaux. J’étais très nerveux mais, à la fin du film, il y a eu vraiment beaucoup d’applaudissements. Les responsables de châteaux sont venus me voir pour me féliciter et me dire que j’avais raconté « la véritable histoire ». J’étais, bien évidemment, soulagé et ravi, d’autant plus que, lorsque nous l’avons projeté aux Chinois, ceux-ci m’ont dit que j’avais vraiment respecté les Chinois. D’évidence, il n’y avait pas de parti pris dans le film, sinon les uns ou les autres n’auraient pas manqué de le remarquer.
Si je ne me trompe pas, « Red Obsession » est votre premier long métrage en tant que réalisateur. Imaginiez-vous qu’un jour vous réaliseriez votre propre documentaire et aviez-vous déjà une idée du thème ?
C’est exact. Ce film est bien le premier que je fais comme réalisateur. En fait, je pense que toute personne qui met un pied dans l’industrie cinématographique a, d’une certaine manière, enfouie tout au fond de soi, l’envie de réaliser un film. Cela fait partie de ce désir de raconter une histoire. Pour ce qui est de la raison pour laquelle j’ai réalisé ce documentaire, je pensais que personne ne s’y intéresserait et le réaliserait. Il y était question de la Chine, qui est très proche de moi (cf. mon enfance à Hong Kong), mais aussi du vin, qui fait également partie de ma vie. Au début, j’avais pensé qu’Andrew Caillard, qui est très bien intégré dans le milieu, ferait les interviews. J’ai finalement décidé de les partager avec lui afin d’en tirer le meilleur parti. On a interviewé, que ce soit en Chine ou à Bordeaux, quelque 90 personnes, dont 29 ont été retenues et se sont retrouvées dans le film. Donc, cela fait pas mal de monde.
© Aline Vannier-Sihvola
L’épilogue du film est très intéressant avec l’explosion de la bulle spéculative chinoise. Qu’est-ce qui l’a provoquée ? Et les prix sont-ils aujourd’hui plus proches de la réalité ?
Il est certain que les prix sont maintenant plus proches de la réalité. La bulle spéculative a explosé pour un certain nombre de raisons. L’une d’elles est que les Chinois se sont rendu compte qu’on avait, dans une certaine mesure, profité d’eux. On leur avait dit que le millésime 2009 était sublime. Les Chinois ont alors payé le prix fort. Le millésime 2010, tout aussi exceptionnel que 2009, a également été déclaré millésime du siècle. Les Chinois se sont alors étonnés de ce nouveau miracle qui, a priori, ne devait être qu’un phénomène rare. De plus, on leur demandait de payer 30 pour cent de plus pour un vin de même qualité que l’année précédente. Tout cela les a quelque peu mis en colère et ils ont entamé un léger repli. La seconde raison est que Château Lafite-Rothschild est devenu tellement contrefait en Chine qu’il a atteint un niveau absolument ridicule. A titre anecdotique, on nous a raconté que si nous voulions acheter 10 bouteilles de Lafite, 9 seraient des contrefaçons. Cela signifiait que, s’il fut un temps où offrir une bouteille de Lafite était une marque de respect vis-à-vis de quelqu’un, désormais la bouteille serait vraisemblablement un faux Lafite. Cela a entraîné une chute de la côte de Lafite de 60 pour cent en quatre mois, et les vins de Bordeaux en ont, bien évidemment, ressenti le contrecoup.
Est-ce que les propriétaires de châteaux peuvent se protéger des marchés de la contrefaçon du vin ?
Les châteaux ont actuellement engagé plusieurs actions pour se protéger du marché de la contrefaçon. Comme la contrefaçon devient de plus en plus sophistiquée, les châteaux doivent adopter des technologies plus élaborées. Ils ont déjà une technologie pour les capsules, pour les étiquettes avec des informations gravées au laser, et puis une technologie que je n’ai pas encore testée avec l’i-phone : vous scannez des informations avec votre portable qui vous diront si c’est authentique, la date de mise en bouteille, etc. Donc, il existe 3 ou 4 technologies anti-contrefaçon, et certains châteaux les utilisent toutes. Ils sont très actifs sur ce plan-là et se battent pour mieux se protéger.
Avec des vignobles plantés dans le désert de Gobi, pensez-vous que les meilleurs clients d’hier pourraient devenir les principaux concurrents de demain ?
Je pense que les Français sont effectivement un peu inquiets. Qu’ils le prennent sérieusement aujourd’hui, je n’en suis pas si sûr, mais ce vin chinois qui a remporté le trophée du Decanter World Wine Awards dans la catégorie Bordeaux Rouges Internationaux (choisi parmi 12 000 candidats !) a suscité une révolution dans le monde du vin – surtout dans la communauté bordelaise. Ce vin chinois, du domaine de He Lan Qing Xue, est produit dans le nord-ouest du pays. Personne ne pouvait croire qu’un vin chinois puisse battre non seulement d’autres cépages de Bordeaux produits dans différentes régions du monde mais également d’authentiques vins de Bordeaux. Donc, cela a été un véritable choc. Il y a, bien sûr, des rumeurs qui circulent à Bordeaux que ce ne serait pas un vin chinois dans la bouteille mais bien un vin français, et qu’on aurait changé l’étiquette et mis la bouteille en compétition. Mais je ne le crois pas car, tout d’abord, le directeur du domaine, Li Demei, a été formé à Bordeaux, au Château Palmer de Margaux, et, deuxièmement, j’ai moi-même goûté ce vin qui était directement tiré du tonneau. Et je suis convaincu que c’est bien un vin chinois qui a remporté cette compétition internationale.
Propos recueillis et traduits de l’anglais
par Aline Vannier-Sihvola
à Helsinki, le 25.09.2013
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