Alain Bergala, critique de cinéma, essayiste et réalisateur français, enseignant à la Fémis, commissaire d’exposition, était l’un des invités d’honneur de la XXIXe édition du Festival du film du soleil de minuit de Sodankylä, qui s’est déroulé du 11 au 15 juin 2014. A cette occasion, il a également, entre autres débats, été invité à conduire une master class sur le film de Roberto Rossellini « Voyage en Italie ». Ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma au début des années 80, on lui doit de nombreux essais et ouvrages, notamment sur Roberto Rossellini, Abbas Kiarostami, Robert Bresson, Jean-Luc Godard dont il est l’interlocuteur privilégié.

Vous êtes, semble-t-il, pour la deuxième fois au Festival du film du soleil de minuit de Sodankylä. Quel regard portez-vous, avec le recul, sur ce festival ?
C’est un festival qui ne ressemble à aucun autre… Parfois, je me dis que, peut-être, le seul endroit avec lequel on pourrait le comparer, c’est Lussas, le Festival du documentaire de Lussas, parce que c’est pareil : c’est un village-rue, il n’y a pas d’hôtels…et Sodankylä, ça ressemble à ça. Sinon, c’est un festival où il n’y a pas non plus de compétition, et je trouve que c’est très bien ; il y a des rétrospectives, et donc, du point de vue du patrimoine, c’est un très bon festival. Et puis, et surtout, il y a Peter von Bagh, et Sodankylä fait partie des festivals qui tiennent sur la présence, le travail d’un homme. Il y a plein de pays où il n’y a tout simplement pas quelqu’un comme lui. Peter von Bagh, c’est Monsieur Cinéma. C’est tout – les livres, les films, l’Université –, et maintenant qu’il s’arrête un peu, ça ne va pas être simple pour le pays. Non seulement il n’y a pas de relève, mais il n’y en a pas deux comme lui. Et, évidemment, le plaisir de venir ici également, c’est que l’on sait qui fait la programmation, et ça ne peut exister que dans un petit festival… Je trouve ça formidable. Ce qui est bien aussi, c’est que les gens sentent qu’il n’y a pas de hiérarchie, et ça, je dois dire, c’est tellement rare aujourd’hui… un festival simple. On retrouve ici encore le vrai esprit d’un festival où le public et les gens qui font des films sont ensemble. Et ça, j’apprécie beaucoup. C’est à peu près pareil à Lussas, mais comme c’est un festival du documentaire, les gens sont moins des stars, mais l’esprit est le même… à peu près. Et puis, il y a encore les bobines. C’est vrai que Peter est un peu bloqué sur ça, mais j’avoue que de revoir « Voyage en Italie » de Rossellini en 35mm, c’est mieux, objectivement, que de le voir même dans une copie parfaite numérique et, hier soir aussi, le film russe de Gleb Panfilov « Le début », c’était très beau.

Quelle a été votre première expérience cinématographique et qu’est-ce qui vous a attiré vers le cinéma ?
Mes premières expériences remontent à l’enfance. C’était le plus souvent pour moi une pratique solitaire. Le cinéma était un refuge, un salut, c’est-à-dire que c’était essentiel pour moi, ce n’était pas juste un loisir. C’était ce qui me faisait exister, mais tout seul. Ce qui est étrange effectivement, c’est que, par la suite, j’ai passé ma vie à transmettre aux autres, à m’occuper de pédagogie, alors que moi je n’en ai pas eu. Mais ce n’est pas pour compenser car, finalement, cela m’a aidé de ne pas en avoir, si j’ose dire, parce que, du coup, c’est devenu une vraie chose hyper importante. Donc, mon accroche première au cinéma, c’est ça… avant que j’aille à l’Université et là, c’est devenu plus culturel, enfin, moins intime. Cela reste intime le cinéma, sinon ce n’est pas intéressant.

Comment êtes-vous rentré aux Cahiers du cinéma ?
C’est une histoire très tordue, les Cahiers. En fait, quand je suis rentré aux Cahiers, je ne connaissais personne. J’étais provincial, et je ne connaissais personne. Je suis monté à Paris, et jamais je n’aurais pu penser que j’aurais même osé taper à la porte des Cahiers. Avant ça, je travaillais dans un centre culturel à Yerres, dans l’Essonne (le Yerres de Caillebotte). A ce moment-là, il y avait les premiers mouvements marxistes-léninistes, et j’avais rencontré à Avignon, vers le milieu des années 70, au Festival d’Avignon, Christian Zarifian, qui était un cinéaste du Havre et qui avait fait des choses très belles. Zarifian était hyper politisé, très gauche prolétarienne, et on est devenus amis. Il travaillait à la Maison de la culture du Havre – pour comprendre l’histoire –, où ils éditaient un bulletin. Il m’avait commandé un texte, que je n’avais pas signé parce que je me serais fait virer de mon travail, sur ce qu’était l’idéologie de l’animation culturelle dans les appareils culturels. Donc, j’ai fait ce texte et, évidemment, la mairie où nous habitions, horrifiée, n’a pas voulu de ce texte. Zarifian l’a alors envoyé à quelqu’un qu’il connaissait aux Cahiers qui s’appelait Comolli. Et Comolli a passé le texte, mais il ne citait pas mon nom. Après j’en ai fait un deuxième que les Cahiers m’ont aussi commandé. Et, du coup, Comolli m’a dit de venir – c’était l’époque Mao ; il y avait des réunions par secteurs un peu clandestines et il y avait un groupe sur l’action culturelle. Du coup, je suis arrivé comme ça, à la pire époque des Cahiers du cinéma. Et après, quand Serge Daney a dit on arrête tout ça et on reparle de cinéma, il a fait un premier numéro qui s’appelait Image de marque. C’était la première fois où les Cahiers redevenaient les Cahiers. Et là, il m’a demandé, sachant que je m’intéressais à la photo, de faire un long texte sur la photo. J’ai donc fait un texte, et après ça j’ai eu un petit strapontin aux Cahiers. J’y suis donc rentré tout à fait par la bande, tout à fait par hasard, et très complexé. J’avais l’impression qu’ils savaient dix fois plus de choses que moi et d’être un usurpateur. Et comme j’étais bien conscient de ça, j’ai fait ce qu’eux ne faisaient pas. J’ai commencé à aller voir les chefs opérateurs ; j’ai fait un travail de terrain. J’ai ouvert les fenêtres un peu ; je ne faisais pas que de la critique. Par la suite, cela a du reste enclenché un petit mouvement, car certains se sont associés à moi pour faire ce genre de choses, comme Le Péron et d’autres qui étaient aussi intéressés par des rencontres avec des gens, et pas seulement de voir les films.

Comment devient-on l’interlocuteur privilégié de Jean-Luc Godard ?
Là, c’est une histoire qui est aussi drôle. Godard, pour moi, c’était mon dieu mais, en fait, il m’intimidait ; j’avais très peur de lui et, à l’époque, il y avait une Semaine des Cahiers qui se déroulait à Action République, le cinéma de Paulo Branco. Et une année, les Cahiers avaient renoué un peu avec Godard, et ce dernier avait annoncé qu’il était en train de faire une série – « France, tour, détour, deux enfants » –, une série pour la télé. Et il avait dit aux Cahiers – il était déjà bizarre – qu’il viendrait en taxi le soir, juste avant la séance, pour montrer le film et le lendemain soir on changerait la cassette – c’était des cassettes à l’époque, de grosses cassettes. Il récupèrerait celle de la veille et nous donnerait la nouvelle, sans assister à la séance. Il a fait ça une semaine. Le premier soir, on voit ça, c’était magnifique. A l’époque, je travaillais à Yerres, dans l’Essonne, et j’avais de quoi lire les Beta. J’avais chez moi un labo photo et, du coup, pendant la nuit du premier soir, j’avais fait des photos avec mon appareil sur l’écran, parce qu’à l’époque il n’y avait pas de numérique. J’ai développé les négatifs et j’ai fait des tirages. Le lendemain, on avait affiché les photos devant le cinéma. Godard arrive en taxi et il voit des photos. Il demande qui a fait ça, et on lui dit que c’est un jeune rédacteur qui vient d’arriver ; il les envoie me chercher. Je me suis dit que j’allais me faire engueuler, et en fait, il était très content. Je lui ai dit que c’était cette nuit que j’avais développé tout ça, et j’ai eu une place tout de suite dans son estime. Quelques mois plus tard – et il n’y a jamais eu que moi qui aie compris cette phrase –, il donne un entretien dans une revue de cinéma, et la dernière question portait sur l’état de la critique cinématographique en France. Il répond qu’elle est nulle, mais qu’il y a quand même un critique qui est capable de tremper ses mains dans l’hyposulfite. Phrase totalement énigmatique, mais moi je l’ai comprise. Ensuite, j’ai fait ce que les Cahiers ne faisaient pas trop, c’est-à-dire que je l’ai appelé et lui ai demandé si je pouvais aller sur son tournage. Il m’a dit oui, et après a commencé une relation durable.

Quand on sait que Jean-Luc Godard accorde peu d’interviews, qu’est-ce qui, à votre avis, l’a séduit chez vous pour que vous gagniez sa confiance ?
D’abord, il voyait que je travaillais vraiment, que je ne faisais pas ça pour la frime. Il voyait que je préparais et que je travaillais aussi après. Je lui renvoyais les textes pour qu’il les corrige. Godard aime bien que les contrats soient réciproques. Et là, il a toujours respecté ça. Le fait que je travaillais bien, pour lui c’était une valeur essentielle. Et il a toujours considéré que je travaillais bien, y compris, par exemple – et là, j’avoue que j’étais assez surpris –, quand j’ai fait « Godard par Godard ». J’ai tout fait tout seul : j’ai cherché les textes, les photos, tout… et, à un moment donné, le plan était prêt et je suis allé le voir. Je lui ai dit : Voilà, regardez s’il manque des choses… Non, non, m’a-t-il dit, je vous fais confiance. C’est-à dire que c’était une vraie confiance. C’est quelque chose qui a duré finalement très longtemps. C’était parce que je faisais bien le travail et, pour lui, la valeur travail c’est une valeur… Et moi, de mon côté – et ça aussi c’est important –, j’ai toujours parlé à Godard comme à un être humain normal… et ça ne lui arrive pas si souvent. Les gens qui venaient le voir arrivaient un peu en faisant les malins, et moi je ne faisais pas le malin, je posais des questions dont j’avais envie d’avoir des réponses. Ce sont des valeurs très simples finalement. Et, aujourd’hui, il n’y en a plus beaucoup. J’arrivais même à lui poser des questions que personne ne lui a jamais posées sur les femmes, sur la prostitution. Godard ne croit pas au secret, et on était dans une relation telle que je pouvais lui poser certaines questions. Parler des femmes, c’était difficile, parler de son rapport aux femmes, c’était difficile mais il me répondait. Je sais qu’on a beaucoup parlé de son goût pour les prostituées, et il me répondait. Après, c’est moi qui m’autocensurais, mais c’était moi, pas lui.

Spécialiste de Godard, s’il en est, quelle est la découverte la plus étonnante que vous avez faite à propos du personnage, de sa pensée, de son oeuvre ? Y a-t-il eu jamais révélation ?
Non, franchement, ça s’est fait souvent dans une continuité, c’est-à-dire que j’ai appris à le connaître en travaillant petit à petit, et je n’ai jamais eu de moment où il y aurait eu une vraie rupture ou une révélation par rapport à ses oeuvres. La révélation, je l’avais eue avant en voyant ses films, si j’ose dire. Après, j’essayais de comprendre… avec, parfois, des moments très drôles. Il y a eu, en effet, des moments très drôles avec Godard. Par exemple, quand il tournait « Détective », il était enfermé au Concorde Saint-Lazare, parce qu’il avait décrété qu’il ne sortirait pas, qu’il tournerait tout le film dedans, et Sarde avait accepté. Il avait donc une chambre à l’année au Concorde… et puis Truffaut est mort. Du coup, on a vite décidé aux Cahiers de faire un numéro sur Truffaut en allant voir tous les gens qu’il avait connus. Et moi, évidemment, on m’a demandé de m’occuper de Godard et de Rohmer. Je me rappelle quand je suis allé voir Godard : j’avais le magnétophone, les questions et tout, mais il me parlait d’autre chose. Et il me disait : Non, pas cette fois, revenez. Et j’y suis allé plusieurs fois. Comme il ne mangeait pas seul, quand j’y allais, on mangeait, on parlait et, du coup, il a fait traîner l’entretien. Et ça, ça faisait partie des choses plutôt drôles. Quant à Rohmer, c’était génial. On se connaissait bien avec Rohmer. Donc, même scénario : je l’appelle et je lui dis que j’ai été missionné pour parler avec lui de Truffaut. Il me dit qu’il ne veut pas, que Truffaut vient de mourir et que c’est hors de question. Mais, finalement, il me demande de venir pour m’expliquer les raisons pour lesquelles il ne veut pas. Donc, j’y vais. J’avais quand même pris le magnéto, et là, on parle longtemps, on boit des litres de thé et, au bout d’un moment, il me dit : Bon, si vous avez le magnétophone, je vais quand même essayer. Et après, je ne partais plus, je n’avais plus de cassettes. Il s’est mis à parler comme un fou et, à la fin, il a vu que je n’avais plus de cassettes et il m’en a prêté une.

Vous avez certainement vu « Adieu au langage », le dernier Godard présenté cette année à Cannes en sélection officielle. Jean-Luc Godard arrive-t-il encore à vous surprendre ?
Ah, oui. Là, il m’a surpris, parce que ce n’est pas du tout dans la ligne de ce qu’il a fait. C’est un film très innocent, d’une grande fraîcheur… là, il m’a vraiment surpris. Parce que ce n’est pas un film difficile… et puis l’usage qu’il fait de la 3D, c’est magnifique. Non, là, vraiment, il m’a eu.

Que recherche, d’après vous, Godard si ce n’est pas tant la réussite de chacun de ses films ? Y a-t-il un ou des fils conducteurs ?
C’est le seul intellectuel ou artiste aujourd’hui qui essaie de penser à la fois l’époque, le politique, avec l’histoire – pourquoi on en est là ?… c’est très clair dans « Film socialisme » – et sa propre vie. C’est-à-dire que c’est le seul qui peut parler à la fois de lui, de l’Etat politique dans lequel on est et raccorder ça à la grande Histoire. Et il n’y en a pas beaucoup qui font ça… et de cinéastes, il n’y en a même pas. Et ça, il le fait avec ténacité. Cela fait quand même 20 ans qu’il fait ça. Cela veut dire que c’est quelqu’un qui essaie de penser un peu les choses de façon ample. A côté de ça, même les bons films racontent de toutes petites choses pour lui. L’ambition du sujet, l’ambition de pourquoi je fais un film, chez Godard elle est très, très grande. Et je ne vois pas grand monde qui lui arrive à la cheville sur ça et, en plus, il cherche des formes nouvelles pour le dire. S’il a un objectif, c’est d’être une conscience, et il fait les choses pour le cinéma. Il ne fait pas les films pour les spectateurs ; il fait les films pour le cinéma. Se dire que ce qu’il va faire, c’est digne du cinéma, que son projet est à la hauteur de ce que peut le cinéma. Et donc, c’est pour ça que moi, je dis toujours que c’est lui qui a le projet le plus ample. Qu’est-ce qu’on peut faire, comprendre, dire avec le cinéma ? Il n’y a personne d’autre. Donc, c’est pour ça, qu’après tout, quand on a un projet comme ça, qu’il y ait 20 000 entrées ou 100 000, c’est pareil, car Godard ne fait pas des films pour ça. Et il ne les fait pas non plus – j’ai, une fois, parlé de ça avec lui – pour les générations futures. Il s’en fout. Ce n’est pas ça.

Vous étiez à Helsinki en octobre 2013 pour un séminaire sur l’éducation à l’image (au cinéma) ainsi que pour la traduction en finnois de votre livre « L’hypothèse cinéma » que vous avez écrit deux ans après avoir été le conseiller cinéma de Jack Lang (ministre de la Culture) de 2000 à 2002. Qu’en est-il aujourd’hui de l’initiative de Jack Lang d’introduire les arts dans les enseignements fondamentaux, notamment le cinéma à l’école ?
A vrai dire, il ne reste pas grand-chose. Ce n’est pas non plus tout éteint, mais c’est tout comme. Je prends l’exemple de ma collection l’«Eden Cinéma » : ça ne coûtait pas si cher que ça et, à un moment, ils m’ont dit que c’était trop cher, qu’il fallait que je les fasse à moitié prix. J’ai refusé, leur disant que s’ils ne voulaient pas continuer, on arrêtait. Mais je n’allais pas faire des trucs au rabais pour que le CNDP (Centre national de documentation pédagogique – N.D.L.R.) fasse des économies absurdes sur des questions de droits d’auteur. Et au CNDP, aujourd’hui, il n’y a plus rien sur le cinéma alors que, quand même, ils étaient un peu à la pointe de la recherche pédagogique avec mes DVD et d’autres choses. Là, il n’y a plus rien : le cinéma est tombé, la collection est finie depuis 4 ans. Et, en plus, on ne peut plus acheter de titres de la collection « Eden » maintenant (cela concerne pratiquement tous les titres) car, quand on achète des droits, on les achète pour quatre ou cinq ans. Et maintenant quand les droits d’un DVD sont échus, ils ne les rachètent pas. Du coup, – et ça me rend fou de rage –, ils sont obligés de détruire tous les DVD dont on a perdu les droits. Donc, cela va à la casse. Heureusement, il y en a eu beaucoup dans les établissements, dans les bibliothèques où les gens peuvent les emprunter, mais on ne peut plus les acheter. Il reste trois titres que l’on peut acheter. Ce sont les trois derniers que j’ai faits, puisque les droits courent encore. Et c’est tout. Ils ont arrêté toute production relative au cinéma. Ce n’est plus à la mode, et puis je dois dire que je suis très déçu par les deux ministres d’aujourd’hui. Filippetti, c’est le dernier de ses soucis, et le ministre de l’Education, idem. Ils ont fait semblant. Ils ont fait un vague groupe, juste pour dire qu’ils ont fait un groupe. Après, le groupe remet ses conclusions, et ça ne sert à rien. Ce sont des alibis. Il n’y a plus la croyance, parce que Lang, lui, il y croyait vraiment aux arts à l’école.

Est-ce que, selon vous, la sauvegarde du patrimoine cinématographique passe obligatoirement par le numérique ? Est-ce un support pérenne ?
On sait que non. Même ceux qui se chargent des transferts en numérique avertissent que dans vingt ans, on ne sait pas ce qui se passera. Ils ne disent pas que ça va disparaître, mais ils disent qu’ils ne savent pas. Et la preuve évidente qu’on ne sait pas, c’est que les cinéastes américains des grosses compagnies qui tournent les blockbusters avec du numérique 12K, eux-mêmes les transfèrent sur pellicule pour être sûrs que dans cent ans ça existera encore. Et ils les mettent dans des coffres-forts. Cela veut dire qu’ils ont compris que, s’il ne reste plus que des copies numériques, tout risque de disparaître. Et puis, il n’y aura plus les machines pour lire tout ça, plus les programmes. Et on le voit déjà aujourd’hui, puisque sur dix ans, quand on change d’ordinateur, il y a des fichiers qu’on ne peut plus lire. Ça veut dire qu’il faudrait passer sa vie à recopier, à chaque génération, sur de nouveaux supports, tous les documents et informations précédemment stockés. Mais personne ne le fait. Et puis, il y a ce que je racontais sur les films de Godard : c’est le fait que, avant, si je voulais faire une rétrospective, ça ne posait pas de problème. Aujourd’hui – et je ne parle même pas de films rares –, je ne trouve pas quatre films de Godard, des films connus j’entends. En gros, l’histoire elle est simple. Aujourd’hui, les gens qui ont des films, ils ne font pas refaire de nouveaux négatifs et, du coup, les copies qu’ils ont ils les gardent parce que c’est une sauvegarde, mais ils ne les prêtent plus de peur qu’on les leur abîme. Et pour certains films, il faudra peut-être attendre quinze ans avant qu’il existe des copies numériques qu’on puisse projeter, pas des DVD. Parce que le problème, c’est qu’il faut au moins 2K pour le public, pour une salle de cinéma. Ce n’est pas parce qu’il y a un DVD qu’il y a un master numérique suffisant pour préserver le film. Donc, c’est vraiment, d’une part, un problème de sauvegarde, mais aussi d’accessibilité, puisque les films qui sont numérisés sérieusement pour être projetés en DCP (Digital Cinema Package), ce sont des films actuels, et donc le patrimoine c’est le dernier des soucis. Et Peter von Bagh a raison quand il dit que, même à Bologne, par exemple, ils restaurent en numérique ; ils laissent tomber le négatif, parce que c’est dix fois moins cher. Mais qu’est-ce que ça signifie ? Prenons Bergman, par exemple. Imaginons qu’aujourd’hui je veuille faire une rétrospective de dix Bergman. Eh bien, je ne peux plus. Parce que les gens qui ont les copies ne les prêtent plus, et il y a de moins en moins de salles où il y a encore une projection 35. Cela veut dire qu’ils ne vont pas refaire des négatifs puisqu’il n’y a plus de salles qui projettent des copies de 35 mm. Et ce n’est pas un marché. La préservation des films, soit ce sont des chefs-d’oeuvre, soit c’est le marché. Et le marché, évidemment, ça ne l’intéresse pas d’avoir un film mineur de Bergman. Du coup, moi qui ai fait toute ma vie des week-ends de rétrospectives, maintenant, je ne le peux plus… ou alors il faut projeter le DVD mais, parfois, ça fait mal. Donc, la sauvegarde du patrimoine est un gros problème.

Vous avez écrit de nombreux ouvrages sur le cinéma, vous avez réalisé plusieurs films, vous dirigiez une collection de DVD pédagogiques « L’Eden cinéma », vous enseignez à la Fémis ? Qu’est-ce qui vous tient le plus à coeur aujourd’hui ?
Depuis cinq ans, j’ai une autre activité : commissaire d’exposition. Et là, j’en ai fait beaucoup. Il y a eu celle de Kiarostami/Erice qui était à Barcelone et qui est ensuite arrivée au Centre Pompidou (2007). Après, j’ai fait une expo Brune/Blonde (Cinémathèque française – 2010), et là vient de se terminer en début d’année la grosse exposition Pasolini Roma à la Cinémathèque française (2013-2014). Donc, c’est beaucoup de travail, mais c’est un très grand plaisir. J’adore ça. Du coup, j’ai fait aussi, et elle a lieu en ce moment, une grosse expo à Marseille sur la Méditerranée. Et les expos, ça permet aussi de faire des films… Par exemple, une fois que j’ai eu fait le travail pour l’exposition sur Pasolini Roma, je me suis trouvé intellectuellement prêt pour faire un film. Je connaissais tout, les photos, tous les matériaux qui m’avaient servi pour l’exposition et, du coup, j’ai fait aussi le film Pasolini Roma pour ARTE. Pour moi, cette nouvelle activité est très plaisante. C’est très concret. On fait l’exposition, et puis il y a des gens qui sont vraiment là et qui regardent. On voit les gens qui utilisent ce qu’on a fait, et c’est un grand plaisir. Les expos, c’est génial. Pour ce qui est de l’exposition Pasolini Roma, je la fais dans des endroits différents. Elle a été à Barcelone, et après elle est venue à la Cinémathèque. En ce moment, elle est à Rome, et en septembre elle ira à Berlin. Chaque fois, bien sûr, on l’adapte par rapport à l’espace ; on travaille avec des gens locaux, et c’est vivant. J’aime beaucoup cette activité. En ce qui concerne l’enseignement, la pédagogie, c’est une chose, pour moi, vitale. C’est-à-dire que je suis rentré très tard à l’université et, donc, j’ai été pendant vingt ans chargé de cours, mal payé, mais j’en avais besoin. Finalement, j’ai eu un poste, mais ça n’a pas duré longtemps – hélas pour ma retraite. Et, du coup, quand ça s’est arrêté, heureusement que j’avais la Fémis. D’ailleurs, je continue d’y avoir une activité. Mais je ne fais pas que ça. J’anime aussi beaucoup de week-ends de cinéma. Je veux dire que ma condition actuelle n’est pas limitée à l’enseignement. Je vais dans beaucoup d’endroits, en province, parce que j’aime ça aussi. C’est une autre forme de transmission, et ça me plaît toujours. Je veux dire que je n’ai jamais eu de fatigue de ça. Alors que, c’est vrai, parfois les profs ils en ont marre. Pour ce qui est de l’écriture, c’est ma vraie angoisse actuelle, car je me rends compte que je n’ai plus écrit de livres depuis des années. Je fais beaucoup de choses, et l’écriture, ça demande qu’on s’arrête pour pouvoir écrire. Et là, je ne me suis plus arrêté depuis cinq/six ans.
Un livre comme « Godard par Godard », cela vous a pris combien de temps ?
Chacun des deux tomes m’a pris un an et demi, voire deux ans, parce que je n’étais pas seul ; j’avais une documentaliste. Et maintenant, il est question de peut-être faire « Godard par Godard », tome 3, parce que, finalement, il y en a eu deux, et il y aurait de quoi en faire un troisième. Malheureusement, les Cahiers du cinéma ne publient plus rien. Donc, je vais peut-être le faire ailleurs, parce que je connais quelqu’un qui est prêt à travailler avec moi. Pour l’instant, ce qui me manque, c’est de faire des livres. Et là, je m’oblige, pendant quelques mois, à refuser plein de choses… parce que je ne sais pas dire non.

Avez-vous des projets d’écriture, de réalisation ?
Pour ce qui est de la réalisation, j’en ai un avec Jean-Pierre Limosin, avec qui j’ai fait mon premier film. Tous les deux, on connaît Kiyoshi Kurosawa ; on l’a vu plusieurs fois, et on va faire « Cinéastes de notre temps » sur lui. Il vient tourner à Paris, et il nous aime bien. Donc, voilà, ça c’est un projet en route. Après, il faut trouver trois sous, mais ça ne coûte pas cher vu qu’il est à Paris. Et puis, comme j’ai fait beaucoup de films sur l’art, je rêve aussi de faire un film sur Balthus et le cinéma. J’ai, du reste, déjà écrit sur ça. Par exemple, chez Rohmer, il y a une très grande influence de Balthus, alors qu’il n’en parle jamais quand il cite les tableaux qui l’inspirent. J’aimerais faire un film, mais c’est très difficile à produire car ARTE trouve que c’est trop particulier, trop intello. Mais, le Balthus, je le ferai de toute façon, quitte à le faire avec peu d’argent, mais celui-là je le ferai. Donc, ça c’est mon deuxième projet, mais il est moins avancé, évidemment. Et puis, j’ai un autre projet, mais je ne suis pas sûr d’avoir envie de le faire maintenant. L’année prochaine, ce sont les cent ans d’Ingrid Bergman, et mon producteur m’a dit de lancer un projet, que j’étais le mieux placé pour le faire. Sauf que ça va retoper sur ARTE, et que ce je veux faire sur Ingrid Bergman, ce n’est pas ce qu’attend ARTE. Ils attendent plutôt quelque chose de classique qui dirait qu’elle est née à tel endroit, etc. Et je n’ai pas envie de faire le film qu’ils attendent. En plus, ça existe déjà. Pour ce qui est de l’écriture, j’ai deux projets précis depuis des années, pour lesquels, comme on dit, je n’ai plus qu’à écrire, c’est-à-dire que tout le travail de recherche est fait. C’est sur l’acteur de cinéma – pas sur les acteurs –, qu’est-ce qu’un acteur de cinéma ? J’ai fait beaucoup de cours à l’université sur ce thème, à la Fémis, également. Et puis, il y a un livre que je veux vraiment faire sur l’acte de création au cinéma. Qu’est-ce que l’acte de création au cinéma ? Tout ça, ce sont des chantiers où il ne me faut que le temps d’écrire, c’est-à-dire que les recherches sont faites. J’ai fait tellement de cours, d’interventions, de conférences sur ça que la réflexion, elle est en place. Mais écrire, c’est long, c’est déprimant. Et c’est pour ça que, finalement, quand j’ai des choses à faire à l’extérieur, je suis toujours partant, histoire de ne pas rester à m’enfermer chez moi à écrire. Mais maintenant, j’éprouve vraiment le besoin d’écrire, d’écrire à nouveau.

Vous qui avez si bien perçu la symbolique des lacs, en avez décrit tous les maléfices (Les Cahiers du cinéma, Janvier 2006) à travers de nombreuses scènes au cinéma, notamment dans « L’aurore » de Murnau, comment vous sentez-vous en Finlande, ce pays aux quelque 200 000 lacs, qui plus est cernés de profondes forêts ?
Moi, la nature me fait très peur… En avion, pour venir de Helsinki à Rovaniemi, j’ai vu tous ces lacs… c’était fascinant. Mais je dois dire que moi, ce qui me ferait très peur si j’étais Finlandais, c’est la solitude. Je ne pourrais pas être Finlandais. Les maisons, même si elles sont confortables, sont à 6 kilomètres de chez le voisin… c’est mortel. Moi, en France, j’ai acheté une petite maison à Céret, au coeur du village médiéval, parce l’idée d’aller même dans une petite villa en dehors, je ne peux même pas y penser. J’ai besoin d’entendre les voisins, de sortir dans la rue, avec de l’animation autour…

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Sodankylä, le 12 juin 2014


Sodankylä