Historien et critique de cinéma, spécialiste du cinéma allemand (Fritz Lang, Murnau, Lubitsch), du cinéma américain (Nicholas Ray, Kramer, Fairbanks), du cinéma soviétique (Eisenstein), traducteur, réalisateur, producteur, programmateur, acteur (manquerait-il encore une corde à son arc cinématographique !?), Bernard Eisenschitz est une figure de la cinéphilie d’une érudition subtile et féconde. Il était l’un des invités de la 30e édition du Festival du film du soleil de minuit de Sodankylä, qui s’est déroulé du 10 au 14 juin 2015. A cette occasion, outre sa participation au séminaire en hommage à Peter von Bagh, il a également été invité à conduire une master class sur le film de Jacques Becker « Touchez pas au grisbi ».

Vous êtes, semble-t-il, au moins pour la deuxième fois (auparavant en 2010) au Festival du film du soleil de minuit de Sodankylä. Quel regard portez-vous sur ce festival dont le maître d’oeuvre Peter von Bagh nous a quittés l’année dernière ?
J’ai surtout vu le festival à travers Peter parce qu’on se connaissait depuis la fin des années 60-le début des années 70, et il m’avait parlé du festival depuis sa fondation. Il avait essayé de m’inviter souvent, mais c’était, en général, à la dernière minute, car il avait un budget que le ministère lui accordait au dernier moment si une personne se décommandait. Donc, je connaissais le festival, du moins je connaissais le principe du festival. Je lui avais même commandé un article pour ma revue « Cinéma 09 » portant sur la programmation des films dans un festival, la programmation comme une manière d’écrire l’histoire du cinéma. Donc, c’est ce que j’ai vu aussi en 2010 en venant au festival ; c’était exactement ça. C’est-à-dire qu’étaient invités, entre autres, au festival Terence Davies et Pedro Costa. Donc, un cinéaste déjà, disons, au milieu/à la fin de sa carrière, et puis un cinéaste jeune, d’une autre génération, et cela a tout à fait confirmé ce que je savais. Ce qui était frappant avec Peter – et c’est ce qu’on a dit un peu hier au débat –, c’était à quel point il était disponible pour tout et tout le monde à chaque moment. Il n’envoyait promener jamais personne et, en même temps, il refusait de se laisser bousculer par le festival, c’est-à-dire que c’était un des rares directeurs de festival qui trouvait le temps de voir les films.

Quelle a été votre première expérience cinématographique et qu’est-ce qui vous a attiré vers le cinéma ?
Ma première expérience cinématographique, c’est « Bambi » comme beaucoup de gens de ma génération. Mais si on remonte un peu plus loin… Non, je ne sais pas. J’avais quinze ans au début de la Nouvelle Vague. Je suis né en 1944, donc vous pouvez imaginer. J’avais vu des films, mais pas beaucoup. J’avais vu les grands films artistiques, les grands classiques qu’on était censés avoir vus, et puis arrivaient des films comme « Les 400 coups », qui était un film qui ne montrait pas l’école telle que je la connaissais – parce que je n’ai pas vécu ce genre de brimades à l’école –, mais qui montrait le sentiment d’injustice qu’un enfant ou un adolescent pouvait éprouver à l’école ou au lycée, qui montrait Paris tel que je le connaissais. Ça bouleversait pas mal mon idée de ce que c’était le grand art. C’était autre chose que le grand art devant lequel on est obligé de s’agenouiller et qu’on est obligé de respecter. Donc, je pense que beaucoup de gens de ma génération, nés en même temps que moi vers la fin de la guerre, ont eu la même réaction. Ils ont découvert le cinéma, sont devenus cinéphiles à ce moment-là, au moment où il y avait à la fois des cinéastes jeunes, nouveaux, et la possibilité de voir des films, de devenir cinéaste comme ils l’étaient devenus, c’est-à-dire à partir de la cinéphilie, à partir de la cinémathèque, par exemple, à partir des films du passé qu’on pouvait découvrir sans hiérarchie de qualité.Comment vous êtes-vous engagé dans ce métier ou, du moins, comment avez-vous été amené à vous intéresser de très près au cinéma ?
Comment on commence à s’engager… je ne sais pas. Il est certain qu’à la cinémathèque, on voyait beaucoup de films sans sous-titres, sans traduction, et que j’ai un peu appris l’anglais à partir de la cinémathèque, à partir des films non sous-titrés à la cinémathèque… des classiques qui avaient quand même un dialogue relativement simple qui permettait d’apprendre l’anglais ou l’anglais/américain assez facilement. Donc, c’était à la fois un apprentissage d’une langue et un apprentissage du cinéma. Je n’ai pas vraiment décidé. Ce que je peux dire, c’est que j’étais ce qu’on appelait à l’époque un dropout de l’université. J’avais commencé des études d’allemand, que je n’ai pas tardé à abandonner. A vrai dire, tout était à peu près dans le même quartier : les études d’allemand, c’était à la Sorbonne, et la cinémathèque, c’était derrière le Panthéon. Donc, il était assez facile de passer de l’un à l’autre. Et à partir du moment où on était plongés dans l’anglais, dans un anglais relativement simplifié et que, par ailleurs, on apprenait un allemand relativement classique, c’était assez facile de faire le choix.

Historien et critique de cinéma, vous avez écrit de nombreux ouvrages, notamment sur les grands noms du cinéma allemand, américain et soviétique. Comment et pourquoi votre choix s’est plus particulièrement porté sur ces deux grandes figures du cinéma que sont Fritz Lang et Nicholas Ray ?
Un peu par hasard. Le premier livre que j’ai fait, c’était à la demande d’un ami qui avait mon âge et qui faisait un cours d’art dramatique, plutôt destiné au cinéma, Francis Leroi – qui a fini, du reste, avec des films porno plutôt soft. Il avait une petite revue un peu ronéotée, par la suite plus ou moins imprimée, et il avait envie de faire un numéro spécial sur Bogart. Et, petit à petit, le numéro spécial sur Bogart est devenu un livre, un livre collectif. Donc, à partir de là… Fritz Lang, c’était connu, étant lui-même fils d’émigrés antinazis, il a toujours été pour les émigrés antinazis une sorte de héros. C’était un cinéaste très allemand qui avait tout de suite choisi l’exil. Et ses films passaient régulièrement à la cinémathèque. C’était un vrai personnage de la cinémathèque. Donc, on pouvait se faire une culture sur les films de Fritz Lang, pas complète, mais on pouvait s’en faire une bonne idée. Et, qui plus est, les films de Lang tenaient le coup.
Quant à Nicholas Ray, c’est une autre histoire. Disons qu’après la période de politisation assez intense des années 68-75, mon idée était de revenir sur cette cinéphilie, disons, un peu irréfléchie des années 60. Je me demandais si ce cinéma qu’on avait aimé un peu sans faire le tri, si je pouvais le revoir, faire le tri, choisir ce qui m’intéressait. Et Nicholas Ray, ça s’est trouvé comme ça. Les films tenaient le coup. Je revoyais les films avec passion, et mon meilleur ami à l’époque, Pierre Cottrell, avec qui j’ai fait beaucoup de sous-titres pendant des dizaines d’années, qui produisait les films de Rohmer, d’Eustache, se trouvait bien connaître Nicholas Ray, bien connaître Wenders dont il avait produit la partie française de « L’ami américain » et les avait fait se rencontrer. Il a été une des personnes, avec Wenders, à l’origine de « Nick’s Movie », le film tourné pendant la maladie terminale de Nicholas Ray. Et quand j’ai appris ça, j’ai eu la curiosité d’aller voir – je n’étais jamais allé aux Etats-Unis –, mais je ne savais pas que Ray était mourant. J’ai eu donc envie d’aller voir ce qui se passait sur ce tournage, ce que pouvait être ce tournage, ayant déjà assisté au tournage de « L’ami américain » de Wenders où je faisais de la figuration… J’étais aussi curieux de voir Nicholas Ray que j’avais croisé à Paris, comme tout le monde le croisait dans une période où il n’était pas très bien, et c’est alors que je suis arrivé sur le tournage avec cette surprise énorme que Ray était malade et mourant, et que le film se faisait plus ou moins au jour le jour. J’ai rencontré des gens formidables qui composaient l’équipe. Il y avait Jim Jarmusch qui trimbalait le matériel, qui était vraiment un des derniers assistants. Il y avait des gens qui sont restés des amis jusqu’à aujourd’hui… J’ai donc suivi le tournage pendant près de dix jours, pas très longtemps et, six mois plus tard, après la mort de Ray, la femme de Ray – qui était sa dernière femme et qui avait près de 40 ans de moins que lui –, m’a suggéré cette idée d’écrire un livre. Elle pensait certainement à une biographie à l’américaine. J’ai d’abord dit non… puis, de mon côté, je me suis dit que ce serait intéressant de faire un livre sur un cinéaste qui est tellement admiré par les Français et tellement méprisé par les Américains… ce qui était le cas à l’époque. Ça a bien changé depuis. Il me fallait essayer de faire la preuve, de faire le test… peut-être que les Américains avaient raison après tout. Les Américains avaient une attitude complètement professionnelle par rapport à Ray. Il ne savait pas faire des films comme on faisait. J’ai donc été voir, et ça a fait un livre. J’ai trouvé que ça avait été une bonne mise à l’épreuve.

Avez-vous connu Fritz Lang personnellement ?
Non. Fritz Lang, je l’ai rencontré le temps de se croiser, d’être présentés, de se serrer la main et de se dire au revoir, parce qu’il était président du jury à Cannes, et il était très occupé.

La recherche et l’écriture doivent constituer un investissement considérable. Comment procédez-vous, travaillez-vous seul ou en équipe et combien de temps cela vous demande-t-il ?
J’avais deux ou trois avantages. Le premier avantage, c’est que je gagnais ma vie grâce à la traduction de films, grâce au sous-titrage. Donc, j’essayais de prendre du temps sur l’année pour faire le travail. Ce sont des livres pour lesquels je n’ai jamais été payé, si ce n’est le dernier sur Fritz Lang, ou du moins des sommes tout à fait insignifiantes. Disons que c’était un métier qui n’existait pas encore à l’époque : historien du cinéma, les gens étaient soit journalistes, soit enseignants. Moi, je n’étais ni l’un ni l’autre. J’étais un peu journaliste, mais là encore dans des revues ou des journaux qui ne payaient pas beaucoup ou pas du tout. Donc, j’avais l’avantage de gagner ma vie comme traducteur. Le deuxième avantage, c’était que j’étais trilingue – ce qui pour Fritz Lang m’a été très utile. Et le troisième avantage, c’est que je n’avais ni l’argent ni l’envie de payer des gens pour faire la recherche, parce qu’une grande partie du plaisir, pour moi, c’était faire la recherche, c’était découvrir les matériels en posant des questions aux gens, en allant dans les bibliothèques, en cherchant les documents, etc. ; c’était faire ce jeu de piste, ce travail de détective. Pour ma part, je ne vois pas du tout quel serait le plaisir à faire faire le travail et ensuite rédiger. Pour moi, la partie de l’écriture est la partie la plus pénible, la plus lourde, celle à laquelle je prends le plus grand plaisir quand j’y arrive, mais je dois dire que je travaille très lentement là-dessus. De mon côté, je suis très lent ; je suis à l’opposé de Peter, par exemple, qui écrivait rapidement. On s’est un peu expliqué hier, pendant le débat, sur les raisons pour lesquelles il était tellement rapide. Moi, je suis vraiment à l’opposé ; je prends du temps, beaucoup trop de temps, même maintenant que mes livres, mon travail deviennent des choses viables économiquement… du reste, maintenant le temps que je prends fait que ce n’est plus viable économiquement.

Etonnamment, vous ne semblez guère inspiré par le cinéma français d’hier et d’aujourd’hui. Est-ce qu’il y a une raison à cela ?
J’ai toujours essayé de ne pas être un spécialiste. On dit que je suis un spécialiste du cinéma américain, ce n’est pas vrai – et pourtant j’ai écrit un gros livre sur le cinéma américain à travers Nicholas Ray. On dit que je suis un spécialiste du cinéma allemand, j’ai écrit un petit livre sur le cinéma allemand et des livres sur Fritz Lang ; et on dit que je suis un spécialiste du cinéma soviétique parce que j’ai fait des programmations, écrit des livres, etc. Donc, j’essaie de ne pas être un spécialiste. Il est vrai que, pour ce qui est du cinéma français, on est arrivé à la cinéphilie dans la suite de la Nouvelle Vague avec cette antipathie pour le cinéma français, pour le cinéma français courant, pour le tout venant du cinéma français. Alors qu’au contraire j’aime bien le tout venant du cinéma américain, le tout venant du cinéma soviétique. J’ai contribué à le redécouvrir avec des programmations. Je pense qu’on a souvent montré aux gens des pays russe ou américain des choses qui étaient intéressantes, qu’ils ne voyaient pas dans leurs propres cinémas parce qu’on considérait que c’était commercial ou que c’était de la routine ou de la ringardise, disons. Et sur le cinéma français, mon cinéaste préféré, c’est quand même Jean Renoir, mais c’est un cinéaste qui a très, très longtemps été détesté par les Français. En ce moment, j’ai du reste des projets de programmation – mais qui ne sont pas des projets d’écriture – qui me ramènent au cinéma français. Donc, oui, il est certain qu’il y a une grande partie du cinéma français qui m’intéresse moins. J’ai moins le sentiment de la découverte, j’ai beaucoup plus le sentiment de la répétition que quand je vois des films de genre japonais ou allemand ou italien, etc. C’est peut-être un tort, je ne sais pas, mais je me suis moins intéressé aussi à la partie de la Nouvelle Vague qui était moins novatrice. Disons que des gens comme Melville ou Chabrol m’intéressaient moins que Godard, Rohmer, Truffaut… même Truffaut, d’ailleurs, qui est une grande redécouverte de ces dernières années. Donc, voilà pour le cinéma français… mais, cela peut s’inverser, et peut-être que je vais m’y mettre maintenant.

Vous êtes également traducteur. Est-ce que votre regard sur les films a été influencé par la pratique de la traduction. Quelle place occupe-t-elle dans votre parcours professionnel ?
D’abord, dans mon parcours professionnel, la traduction a été mon métier principal pendant pratiquement toute ma vie. Donc, comme je l’ai mentionné précédemment, le travail d’historien du cinéma, si on n’est pas enseignant, ce n’est pas un métier qui permet de gagner sa vie. Deuxièmement, l’idée de la traduction : j’ai grandi avec une mère bilingue venue d’Allemagne en 1933 et dans l’idée d’une espèce de bilinguisme, même si j’ai vraiment appris l’allemand au lycée et l’anglais à la cinémathèque. Mais, enfin, l’idée de passage d’une langue à l’autre a toujours été importante pour moi. Troisièmement, on voit de plus en plus que l’idée de traduction a beaucoup à faire avec l’écriture, donc si elle a à faire avec l’écriture, elle a à faire aussi avec la création d’une manière générale, donc aussi avec le cinéma qui est aussi un art de la parole d’une certaine manière. Et , en ce qui concerne la traduction des films, elle m’a beaucoup servi dans la mesure où j’ai petit à petit développé une idée de la traduction qui est que la traduction est une manière de comprendre la façon dont un film est fait plus que la manière dont le dialogue est fait ; elle permet de comprendre la respiration d’un film, elle permet de comprendre le montage, le rythme de la parole, la nature de la parole. Je ne traduirais pas un film de Straub de la même manière qu’un film de Wenders ou qu’un film de Clint Eastwood. Ce n’est ni péjoratif, ni laudatif ni pour l’un ni pour l’autre. Simplement, il y a des manières différentes de travailler qui ont à voir avec les différentes formes de cinéma qui existent. Donc, c’est une approche. Pendant longtemps, ça m’a aussi servi à suivre un petit peu ce qui se passait dans le cinéma américain, en traduisant des films américains que je n’aurais pas forcément vus sans ça. Maintenant, ça me sert davantage… Je travaille davantage sur des films – comme au début de mon travail –, qu’on appelle des « films d’auteurs », des films indépendants.

Que pensez-vous du sous-titrage de films aujourd’hui ?
Le sous-titrage a énormément progressé sur le plan technique – on peut faire énormément de choses avec le sous-titrage – mais on s’aperçoit que ce progrès sur le plan technique a correspondu à une véritable pression sur le travail des traducteurs proprement dit. Le résultat, c’est que la qualité ne s’est pas améliorée, bien au contraire. Et à ma surprise, en dehors des films des grandes compagnies américaines sur lesquelles il y a des directeurs, des superviseurs qui travaillent sur toute l’Europe et qui suivent, donc qui s’assurent d’une qualité – encore qu’ils s’intéressent plus au doublage qu’au sous-titrage –, en dehors de ceux-là, on s’aperçoit qu’il y a un grand mépris pour le sous-titrage, un grand bâclage tout simplement parce que les traducteurs n’ont pas les moyens d’être bons. On ne leur donne pas le temps ou les moyens financiers – si ce sont des gens qui doivent gagner leur vie avec ça. C’est très difficile. Il y a, de plus, sans faire une analyse sociale de la situation du métier, une différence énorme entre les différentes catégories de sous-titrages, peut-être une différence de 1 à 10 dans la rémunération des sous-titreurs, que ce soit entre les sous-titreurs qui font le flux, les sitcoms, l’actualité, etc. et les gens qui font les films qui sortent en salles. Il y a une différence, et je crois que ce n’est pas exagéré de dire qu’elle est de 1 à 10. Donc, vous pouvez imaginer comment ont envie de travailler ceux qui sont en bas de l’échelle. Aujourd’hui, d’une part, on peut faire davantage avec la technique et, d’autre part, la recherche est facilitée par l’existence d’Internet. Je prenais, quant à moi, beaucoup de plaisir à aller à la bibliothèque du British Council pour faire de la recherche sur tel ou tel vocabulaire. Maintenant, on peut faire ça en ligne, ce qui est très bien. Mais ça n’aide pas ; je veux dire qu’on voit des choses assez scandaleuses.

Vous avez également dirigé la restauration de nombreux films. Est-ce que, selon vous, la sauvegarde du patrimoine cinématographique passe obligatoirement par le numérique ? Est-ce un support pérenne ?
Non, je n’ai pas dirigé beaucoup de restaurations. Je me suis occupé d’une restauration de « L’Atalante » qui avait été restaurée d’une manière qui me paraissait excessive, sur-restaurée. Je pense que le numérique ne peut pas être une solution universelle. D’abord, tout le monde sait qu’il n’est pas pérenne et, deuxièmement, le numérique n’a pas la même réaction à la lumière que la pellicule, que le photochimique, et la gamme de couleurs n’est pas la même. Donc, la meilleure restauration numérique aura, malgré tout, une différence avec une restauration sur film. Maintenant, beaucoup de restaurations se font sur les deux formats, précisément pour cette raison. Par ailleurs, je ne suis pas un puriste de la pellicule. Il y a de très mauvaises restaurations pellicule et de très bonnes restaurations numériques. Maintenant, le numérique est là, il va rester, et il nous faut donc travailler avec. Toutefois, il faut envisager quand même les deux possibilités et savoir qu’aucune n’est la solution universelle, pérenne. Le coût du numérique, par ailleurs, fragilise l’existence des petits films. En effet, le numérique coûtant très cher, on hésite à restaurer un film qui est juste un petit film de série ou un petit film qui peut être un chef-d’oeuvre, mais qui peut être un chef-d’oeuvre soit inconnu, soit un chef-d’oeuvre dont on sait qu’il n’attirera jamais un très grand public. A ce moment-là, on hésitera à faire la restauration numérique ou on la fera à bas coût, et elle sera mauvaise. Donc, il y a beaucoup de problèmes avec le numérique.

Diriez-vous que la France se situe en bonne position quant à la sauvegarde, la restauration et la valorisation de son patrimoine cinématographique ?
Oui, il y a encore un ministère de la Culture, il y a encore des institutions comme la Cinémathèque française, les Archives du film, et il y a encore une curiosité de la part des grandes maisons cinématographiques ou de télévision, que ce soit Canal+ ou Gaumont, pour sauvegarder le patrimoine. Disons que c’est quelque chose qui reste même si la situation n’est jamais satisfaisante. La France est plutôt en bonne position, mais la France a toujours été aussi un des principaux pays dans la production, la diffusion cinématographique. Donc, c’est normal et, en plus, il y a tout l’héritage du cinéma français, de la Nouvelle Vague qui était un mouvement cinéphilique et de Langlois qui était aussi à l’avant-garde de la conservation de ce qu’on n’appelait pas encore le patrimoine.

L’éventail de vos activités dans le domaine cinématographique est très large. Que privilégiez-vous aujourd’hui ?Je suis historien du cinéma avant tout. C’est ma première activité, qui est souvent la dernière en termes de temps et de moyens. Ce pourrait être aussi, d’ailleurs, l’idée – tout aussi importante – de traduire le livre d’un ami ou un livre qui me tiendrait à coeur mais, bien sûr, au départ je suis historien du cinéma, même si, en général, je dis que je suis d’abord traducteur et historien du cinéma parce que mon métier, c’est ça.
Directeur de programmation, ça m’est arrivé mais, disons, c’est un aspect de l’histoire du cinéma. C’est précisément le texte que Peter avait écrit dans ma revue qui, je crois bien, s’intitulait « Programmer, c’est écrire l’histoire du cinéma. » Donc, j’ai fait des programmations qui ont eu pour moi de l’importance, comme une programmation soviétique à Locarno et, ensuite, au Centre Pompidou, qui a été importante pour beaucoup de gens qui ont découvert tout un pan du cinéma soviétique qu’ils ne connaissaient pas ou une manière de voir le cinéma soviétique qu’ils ne connaissaient pas. Donc, ces choses-là peuvent avoir de l’importance. Et ça peut être aussi des programmations dans des lycées avec quatre films. Donc, certes, j’y attache beaucoup d’importance, mais je dirais que tout ça rentre dans la rubrique « histoire du cinéma ».

Avez-vous des projets d’écriture, de réalisation ?
J’ai, en effet, réalisé quelques films à une époque où on pouvait réaliser encore des suppléments qui étaient de vrais films, de vrais essais cinématographiques ; ça existe moins maintenant. Donc, non, je n’ai pas de projets de ce côté-là. Mais il y a des travaux d’écriture qui sont en cours… Eh bien, on en parlera l’an prochain à Sodankylä… ou ailleurs. Je préférerais en parler une fois qu’ils sont, au moins, avancés.

Petit clin d’oeil à Peter von Bagh ! S’il était là, il vous poserait la dernière question à laquelle personne n’échappe : quel film emporteriez-vous sur une île déserte ?
Il change tous les jours ! Je ne vais pas vous dire « The Big Heat » de Fritz Lang ou « Seven Women » de John Ford ou encore « Gertrud » de Dreyer qui sont des films que je peux revoir sans cesse. Là, je vous dirais « Le trou » de Jacques Becker. Ce sont des films assez tristes, tout ça. Ce ne sont pas des films très gais. En fait, le film à emporter sur une île déserte, c’est « Robinson Crusoé » de Luis Buñuel parce qu’on apprend comment vivre sur une île déserte… pour, éventuellement, s’en sortir.

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Sodankylä, le 11 juin 2015