ENTRETIEN AVEC MIGUEL GOMES
Festival du film du soleil de minuit
Sodankylä, 10-14 juin 2015

Cinéaste portugais, Miguel Gomes a commencé sa carrière comme journaliste et critique de cinéma. Il réalise son premier long métrage en 2004, « La gueule que tu mérites » suivi, en 2008, de « Ce cher mois d’août ». Quatre ans plus tard, en 2012, il signe un magnifique drame en noir et blanc, « Tabou », qui nous conte l’histoire, à la veille de la décolonisation portugaise en Afrique, d’un paradis définitivement perdu. Avec « Tabou », très bien accueilli par la critique et le public, Miguel Gomes s’affirme comme l’un des réalisateurs les plus talentueux de sa génération et, aux côtés de Pedro Costa, l’un des fers de lance du cinéma portugais d’aujourd’hui.
Invité de la 30e édition du Festival du film du soleil de minuit, qui s’est déroulé à Sodankylä (Laponie finlandaise), du 10 au 14 juin 2015, Miguel Gomes, tout juste revenu de Cannes, a présenté, à cette occasion, son tout dernier film « Les Mille et Une Nuits » – six heures d’un triptyque de trois volumes de deux heures chacun – intitulés respectivement L’Inquiet, Le Désolé et L’Enchanté –, projetés en trois séances séparées sur trois jours.

Après Cannes et le marathon médiatique qui l’a accompagné, qu’est-ce qui vous a fait accepter de venir au Festival du film du soleil de minuit à Sodankylä ?
Déjà le grand amour que je porte pour les films d’Aki Kaurismäki. Le fait aussi que j’avais connu Peter von Bagh en Argentine (membres du même jury du Festival de Buenos Aires, 2012 – N.D.L.R.) qui m’avait déjà invité pour mon précédent film « Tabou » qu’il voulait montrer ici. Mais, à l’époque, je n’avais pas pu venir parce que j’avais dû me rendre à l’autre bout du monde, en Australie. Et je lui avais alors dit que la prochaine fois qu’il m’inviterait, je viendrai. C’était promis. Malheureusement, il n’est plus là, mais c’est vraiment pour moi un honneur d’être ici car cette 30e Edition est une édition spéciale entièrement dédiée à son travail, à sa mémoire. Et aussi parce que ce festival a déjà un côté mythique. Dans le circuit des festivals, c’est un festival qui a des allures de quelque chose de très extravagant, déjà par sa localisation, par le fait qu’il y a du soleil jour et nuit. Je dois dire aussi que, pendant ce festival, j’ai rencontré quelque chose de très important, ce côté coutume populaire. J’ai adoré, sans rien comprendre, les séances de karaoké sous la grande tente. Je trouve ça incroyable, très émouvant parce que je ne comprends rien de ce qui se passe, aucun mot de ce que les gens disent, mais je ressens l’amusement, le fait que les gens sont heureux… et ça, c’est très important. J’ai découvert aussi que la nuit, ici, dans cet endroit, pendant le festival, c’est vraiment la tente. La tente, c’est la nuit. J’avais seulement la sensation que la nuit était tombée quand je regardais les films dans la tente. La nuit ne tombait que sous la tente. C’était un peu comme si je faisais un rêve… et je trouve ça très beau.

Aki Kaurismäki est un conteur d’histoires, de fables comme vous. Quel est son film qui emporte votre préférence ?
J’aime beaucoup « Shadows in Paradise », un film qu’il a fait, si je me souviens bien, en 1986. Et, l’autre jour, j’ai dit à Kaurismäki que son meilleur film, pour moi, était « Shadows in Paradise » parce que j’étais un romantique. Et il m’a répondu que lui aussi, et que j’avais parlé pour la première fois vraiment avec mon coeur. Et on a trinqué. J’aime beaucoup pratiquement tous les films de Kaurismäki. C‘est quelqu’un que je ne connais pas, mais c’est un réalisateur très important pour moi.Vous venez, après Cannes, présenter à Sodankylä votre dernier film – 4e long métrage – « Les Mille et Une Nuits » en trois volets sur une durée de six heures. Etait-ce un parti pris depuis le début de faire un film aussi long en sachant que, du fait de sa longueur, il risquait fort de se retrouver exclu de la compétition officielle ?
Non, je ne crois pas. A Cannes, on a essayé d’avoir le film dans la sélection officielle, mais ce n’était pas possible. Mais je ne crois pas que c’était dû à une question de longueur. En ce moment, le film participe à un festival, le Festival de Sydney en Australie précisément, et on vient d’apprendre qu’on a gagné le Grand Prix. Et donc, hier soir, à la fête/ bal où nous étions en pleine nature, j’ai fait une vidéo pour remercier du prix qui m’a été décerné en Australie. J’ai fait une vidéo de remerciement de l’autre côté du monde pour le festival de Sydney à minuit, sous le soleil de minuit. C’est génial, quand même ! Pour revenir à la question de la longueur du film, on savait dès le départ qu’on devait filmer beaucoup de choses mais, avec le producteur, on a fait un compromis à savoir que je ne pouvais pas dépasser trois heures et demie de film. Alors, il peut me traduire devant un tribunal, mais je pense qu’il ne le fera pas parce qu’en même temps on peut voir que j’ai fait trois films de deux heures chacun. Donc, si on va au tribunal, ça va être complexe. On savait qu’on risquait de filmer beaucoup de choses qui ne pouvaient pas rentrer dans le film. Une des choses que je voulais avoir, c’était la diversité, parce qu’il n’y a pas une seule manière de regarder la crise, pas une seule manière de faire du cinéma, pas une seule manière de raconter des histoires. Disons que, pour moi, c’était important d’avoir toute cette diversité pour faire un film qui avait l’ambition de raconter l’état d’âme du Portugal pendant toute une année et aussi qui avait l’ambition de porter ce nom « Les Mille et Une Nuits » qui est le titre non pas d’un petit livre, mais plutôt d’un très gros livre divisé aussi en trois volumes.

Quel a été le point de départ de votre film ?
Pour ce qui est de mes films, normalement, je n’ai pas qu’un seul point de départ. Parfois, il y en a plusieurs. Pour « Les Mille et Une Nuits », il y en avait un qui était le fait que j’avais pensé que c’était important de faire des histoires avec ce qui était en train de se passer dans la société portugaise en ce moment de crise économique et sociale. Et il y avait aussi l’envie de faire quelque chose autour des « Mille et Une Nuits ». Pour moi, c’est une sorte de bible de la fiction, un livre où la personne qui raconte des histoires risque sa vie, sa tête du simple fait que si elle s’arrête, elle va mourir. Donc, il faut toujours continuer, continuer. C’étaient là, pour « Les Mille et Une Nuits », les deux points de départ.

Quelles ont été les découvertes les plus surprenantes au cours du tournage ?
Pour moi, tout relevait de la découverte. Donc, la question, c’est plutôt : qu’est-ce qui n’était pas une surprise ? En fait, on a fabriqué un film sans jamais savoir quelle histoire on pouvait raconter, car le parti pris, c’était de fabriquer de la fiction avec des événements qui étaient en train de se passer. Et donc, c’est pour cette raison qu’on a pris des journalistes avec nous. Il y avait une équipe de journalistes qui travaillait sans arrêt avec nous pour faire la recherche, pour nous donner du matériel, des choses qui étaient vraiment en train de se passer pour qu’on fabrique des histoires nous-mêmes. On a alors écrit des scénarios, engagé des acteurs pour qu’on puisse faire les films. Donc, tout était une surprise.

Vous avez filmé mille et une histoires du Portugal, raconté en fiction l’histoire de votre pays en vous inspirant de la structure narrative des célèbres contes orientaux, mais qu’est-ce qui fait qu’à un moment plutôt qu’à un autre on arrête de chercher et de raconter des histoires, qu’au montage on prend telle ou telle histoire plutôt qu’une autre ? Quels ont été les critères de sélection ?
Pour ce qui est de l’arrêt du tournage, de la fin du film, c’était simple. C’est toujours le moment où le producteur arrive et dit : « C’est fini ! Il n’y a plus d’argent sur le compte bancaire. » A ce moment-là, on sait que c’est fini. En ce qui concerne le choix des histoires, c’est toujours une question de désir. Et on cherchait aussi une diversité ; donc, on savait déjà que si on avait une histoire d’un genre quelconque, on devait toujours filmer quelque chose d’un peu différent, parfois même contraire… précisément, pour maintenir cette idée qu’il n’y a pas une seule manière de regarder les choses. Il faut toujours changer, changer de personnages, changer d’histoires pour avoir quelque chose de plus complexe. Et donc, c’est comme ça que ça se passait.

Que ce soit dans « Tabou », votre précédent film, ou « Les Mille et Une Nuits », vous semblez en permanence en proie à une double contradiction : rêver ou raconter la mort des rêves. Dans vos films, le paradis perdu c’est la perte de l’innocence, de la jeunesse. C’est aussi la nostalgie d’un cinéma dont on a perdu une sorte de magie. Dans le premier volume des « Mille et Une Nuits », vous jouez votre propre rôle : on vous voit vous enfuir du plateau de tournage ; vous êtes alors ensablé et condamné. Ne semblez-vous pas avoir des doutes ou du moins vous interroger sur la fonction des artistes, le rôle des cinéastes ?
C’était surtout une réaction au fait que c’est difficile quand même de travailler entre ces deux pôles très contraires : l’un qui est l’ambition de raconter le présent d’une société, en l’occurrence la société portugaise, à un moment très particulier, et l’autre qui est de raconter des histoires intemporelles, ou du moins qui ne sont pas liées au présent. Et comment faire les deux choses ? Tous mes films essaient de négocier entre ces deux pôles et arrivent à le faire parfois plus proches d’un pôle, parfois plus proches d’un autre, parfois en faisant toujours des allers-retours aux dépens des deux choses. Parce que, pour moi, la question, c’est comment appréhender les choses et ne pas renoncer. Pour moi, ce qui est important, c’est la possibilité de fictionner, indépendamment de notre oeuvre, de notre société, parce qu’il y a quelque chose dans l’art qui est intemporel – c’est bien connu – et, en même temps, ne pas tourner le dos au présent, surtout dans des moments où le présent s’impose d’une manière presque dramatique. Et donc, pour ce qui est de ma fuite en tant que réalisateur, je trouve que, dans le premier volume, tous les gens se comportent un peu comme des enfants. Dans le deuxième volume, il y a une sorte de perte de l’innocence… c’est un peu comme le paradis perdu. Donc, le deuxième volume est beaucoup plus sombre que le premier. Dans le premier, on change toujours de narrateur ; on est fier de changer : il y a un coq qui imagine une histoire d’amour avec les enfants ; il y a un syndicaliste dont le projet politique est un peu fou parce qu’il veut amener tous les gens au chômage à se jeter dans l’eau le 1er janvier ; il y a moi dans le rôle du réalisateur qui se comporte un peu comme un enfant parce qu’il s’échappe du plateau d’un film. Il est lâche, c’est vrai ; son comportement est ignoble. Mais quand même il y a quelque chose qui joue en sa faveur, c’est qu’il demande à être remplacé par la reine de la fiction qui n’est autre que Shéhérazade.

A travers cette odyssée quelque peu déroutante du Portugal, on sent, dans vos films comme « Rédemption » ou « Tabou », cette nostalgie de la grande puissance coloniale. Il y a eu la décolonisation et, aujourd’hui, le Portugal traverse une crise économique et sociale et se trouve contraint à un programme d’austérité imposé par l’Europe. N’est-ce pas cette humiliation-là qui vous fait relever la tête et sublimer la crise dans « Les Mille et Une Nuits » ?
Je pense que ce passé colonial, c’était déjà une impossibilité ; les gens faisaient semblant de vivre précisément dans un paradis quand la situation politique était impossible, insoutenable. La question d’être humiliés en ce moment par l’Europe, le pouvoir de l’Europe, c’est vrai, et la faute incombe aussi aux gens qui se laissent soumettre à ça, à commencer par le gouvernement du Portugal qui a accepté de jouer… voire aime jouer le rôle du bon élève. Parfois jusqu’à être plus allemand que les Allemands ! Et je trouve ça très bizarre. Mais c’est comme ça en Europe en ce moment ; c’est vraiment la confusion. Moi, j’arrive en Finlande qui était un des pays du Nord parmi les plus durs avec les pays du Sud et qui a choisi d’avoir ce discours moraliste – véritablement une simplification totale de la réalité car c’est beaucoup plus complexe que ça. Or, en ce moment, les gens sont concernés ici parce qu’ils sont aussi affectés par une dégradation de la situation économique finlandaise. Et donc, compte tenu de ce paradoxe, on verra comment ça va se passer ici.

Dans « Tabou », « Rédemption » et les deux premières parties des « Mille et une nuits », vous privilégiez la voix off. Est-ce, sur le fond, une façon d’avoir une parole plus élaborée et de faire passer davantage d’idées ou bien, dans la forme, de provoquer une certaine sensation et de vous essayer à de nouveaux genres ?
Je n’ai jamais trop réfléchi à ça, mais maintenant que la question m’est posée, je pense que je suis très intéressé par un cinéma qui n’est pas trop réaliste, qui a toutefois des rapports très profonds avec le réel, mais c’est autre chose de faire croire au spectateur qu’il est en train de regarder quelque chose de vrai, de réel. Et donc, la voix off, c’est un artifice, c’est quelque chose qui vient beaucoup de la tradition de la littérature, d’un narrateur – il y a bien sûr des dialogues dans la littérature, mais il y a un narrateur qui raconte –, et donc peut-être que j’ai recours à ça parce que je suis plutôt intéressé par un cinéma moins réaliste et pas du tout naturaliste. Et je trouve aussi intéressant quand il y a un conflit quelconque entre la voix off qui raconte et ce qu’on voit dans l’image. Parfois, c’est différent. Par exemple, dans « Tabou », quand j’ai filmé, il y avait peut-être 20 Blancs dans cette région. La voix off parle de grandes fêtes, de choses qu’on ne voit pas, parce que dans l’image on filme 15 ou 20 personnes. Donc, ce que fait la voix off, c’est élargir le cadre, mais avec l’imagination du spectateur. Et je pense qu’il faut toujours faire confiance au spectateur. Quand le spectateur accepte des pactes avec un film, il voit vraiment la fiction mais il peut faire un investissement émotionnel, se mettre dans le film, et il va aussi donner quelque chose au film qui transforme le film.

Contre le programme d’austérité auquel est contraint le Portugal (on voit même passer dans « Tabou » un Manifeste des économistes attérrés !), votre film est un geste artistique et politique, naviguant entre une réalité dure et un imaginaire fantastique, le documentaire et la fiction. Et si le rôle du cinéaste n’était pas justement de réinventer un monde qui serait en train de disparaître, se servant du fantastique et du déraisonnable pour conjurer le sort ?
Oui, même si c’est un peu perdu, c’est une utopie. Mais la bonne chose, c’est qu’au cinéma on peut réécrire le monde pour faire quelque chose. Après, l’influence que ça a sur la réalité, je pense que c’est très faible. Je ne suis pas si naïf que je pense que ces films peuvent changer quelque chose, même si mon producteur – et c’est pour ça peut-être que je le prends comme producteur – a cette naïveté d’essayer de sortir le film au Portugal juste avant les élections législatives. Je pense que ça n’aura pas d’effet, mais je trouve bien de sa part qu’il ait un geste comme ça. Le film va donc sortir au Portugal fin août-début septembre. Et en France, chaque volume sort la dernière semaine de chaque mois à partir de ce mois-ci : donc, fin juin – L’Inquiet, fin juillet – Le Désolé et fin août – L’Enchanté.

Il y a dans « Le paradis perdu » de Milton une phrase : « Mieux vaut régner en enfer que servir au paradis ». Et s’il n’y avait plus de paradis et que nous soyons condamnés à servir en enfer ?
Non. Moi, je pense qu’il faut se débrouiller toujours en enfer, mais ne pas forcément accepter les règles de l’enfer. Si on a la possibilité, même si c’est dans un monde artificiel comme un film, il faut quand même redéfinir les règles. Il y a une phrase dans le troisième volume des « Mille et Une Nuits » lors d’une discussion entre le père de Shéhérazade et Shéhérazade. Cette dernière veut renoncer à raconter des histoires parce qu’elle pense que les histoires sont trop tristes, trop sombres. Et le Grand Vizir, qui est son père, dit : « On vit au temps du roi Shahryar mais aussi au temps de Shéhérazade. Et si poison toujours il y a, antidote aussi tu trouveras. » Et donc, il y aura toujours les deux choses en même temps.

Quels sont vos projets de réalisation ?
Ces films, c’était vraiment très dur à faire. Pendant presque quatorze mois, j’ai travaillé sept jours par semaine. C’était vraiment de la folie, et ce n’est pas bon pour la santé de faire un film comme ça. Maintenant, je comprends pourquoi les gens ne font pas des choses comme ça. Pour ces « Mille et Une Nuits », j’ai dû filmer, écrire le scénario ou encore faire le montage… toutes les choses en même temps. Et ce, parce qu’il y avait toujours une autre histoire à faire. Donc, maintenant, je veux me reposer un petit peu. Mais, avant de faire ce film, j’avais une autre idée que je vais peut-être reprendre. J’avais dans l’idée de faire un film qui se passerait au Mexique, dans les années 80. C’est avec les Portugais, mais c’est au Mexique dans les années 80… et je ne peux pas en dire plus sur ce sujet.

Propos recueillis en français
par Aline Vannier-Sihvola
Sodankylä, le 13 juin 2015