Frédéric Strauss, critique et historien du cinéma français, spécialiste de Pedro Almodóvar, mais aussi scénariste et réalisateur, était l’invité de la 31e édition du Festival du film du soleil de minuit de Sodankylä (Laponie finlandaise), qui s’est déroulé du 15 au 19 juin 2016. A cette occasion, il a animé une Master class sur le film de Pedro Almodóvar « Julieta ». Ancien rédacteur en chef adjoint des Cahiers du cinéma (1988-1998), on lui doit deux ouvrages, notamment sur Pedro Almodóvar dont il est l’interlocuteur privilégié, « Conversations avec Pedro Almodóvar » (2007), ainsi que « Faire un film » (2006), co-écrit avec Anne Huet. Il a également réalisé son premier court métrage « Rouge Maman » en 2002. Il est actuellement rédacteur au magazine Télérama.

Vous qui êtes un habitué des festivals du cinéma, quel regard portez-vous sur ce Festival du film du soleil de minuit où vous venez conduire une Master class sur « Julieta » de Pedro Almodóvar et dont le maître d’oeuvre Peter von Bagh – que vous avez connu, je crois – nous a quittés en 2014 ?
C’est un festival dont j’ai entendu parler depuis longtemps parce que j’ai rencontré aussi depuis assez longtemps les Frères Kaurismäki quand ils présentaient leurs films à Berlin. Donc, toute une époque où ils arrivaient vraiment dans le cinéma contemporain et où on les découvrait en France. Et le Festival a toujours été une sorte d’idée, comme ça, assez fabuleuse : aller dans cet endroit si éloigné, sans noir, avec que de la lumière. Et, finalement, j’y viens très tard par rapport à toutes ces années, qui se situent plutôt fin des années 80-début des années 90. Et, bien qu’ayant beaucoup fantasmé sur ce rendez-vous, je trouve que la réalité est encore plus forte que le rêve dans ce cas-là parce qu’il y a une atmosphère particulière, effectivement à cause de cette lumière qui n’en finit pas, et puis une atmosphère de proximité avec les gens, de bande ; se sentir tous emmenés comme ça par l’équipe du festival, c’est assez unique… et au nom de la passion du cinéma. Je trouve ça formidable.
Quant à Peter von Bagh, je l’ai rencontré plusieurs fois, et c’est vrai que c’était un homme brillant qui avait, en plus, beaucoup d’humour et peut-être que, étant Français, je n’ai pas tout de suite pris la mesure du personnage. Et comme, par ailleurs, il avait un certain sens de la dérision, je n’ai pas pu le deviner tout de suite. Après, j’ai compris qu’il était vraiment une encyclopédie et puis quelqu’un qui donnait aussi l’envie de s’intéresser au cinéma du passé. Parce que c’est vrai que le cinéma du passé a parfois des ambassadeurs qui sont un peu austères, et là c’était bien d’avoir des gens comme Peter von Bagh, et aujourd’hui les Kaurismäki ou l’équipe du festival ici ; c’est la meilleure façon d’aborder le cinéma du passé.

Vous êtes, semble-t-il, non seulement un habitué de la Finlande (plusieurs passages dont un, tout du moins, à la Cinémathèque Orion en 1999), mais aussi un spécialiste du cinéma finlandais, et plus particulièrement des films d’Aki Kaurismäki. D’où vous est venue cette attirance pour ce cinéma souvent burlesque, voire déjanté, à l’humour décalé ? On verra, du reste, que c’est un dénominateur commun avec les comédies burlesques et déjantées d’Almodóvar qui mêlent aussi drame et comédie.
Alors le goût du cinéma de Kaurismäki, c’est vraiment venu avec une sorte de conjonction historique. En fait, le moment où moi je commence aux Cahiers du cinéma, c’est le moment où on commence à le découvrir et, quand on est jeune journaliste aux Cahiers du cinéma, on se tourne tout naturellement vers les nouveaux cinéastes, parce que les anciens, les grands cinéastes ils ont déjà toutes sortes de rédacteurs qui les connaissent, qui ont écrit sur eux, et donc, les nouveaux venus il faut qu’ils « se fassent la main » en découvrant des choses ; ils sont là aussi pour défricher à leur tour. Et donc, quand j’ai vu les films de Kaurismäki, j’ai eu l’occasion d’écrire sur ces films-là, et puis il faut dire que le cinéma d’Aki Kaurismäki est un cinéma très séduisant parce que c’est un cinéma de cinéphile. Donc, quand on est jeune, porté vraiment par la passion de voir des films et d’être guidé par le cinéma, on tombe sur les films d’Aki Kaurismäki, et on se sent en plein accord avec lui parce qu’il pense au cinéma avec des références, il entretient comme ça un rapport au-delà de son propre univers avec le cinéma du passé, avec le grand cinéma. Et puis, on est aussi vraiment fasciné par l’étrangeté quand même de cet univers où les personnages sont incroyables, et les acteurs aussi, du reste… comme on n’en a jamais vu ! Enfin, tout porte vraiment à s’étonner et à s’enthousiasmer pour le cinéma d’Aki Kaurismäki. Donc, ça a été une belle histoire. Après, c’est vrai que c’est un cinéma qui, finalement, quand on l’a découvert à la fin des années 80-début des années 90, correspondait à la période où Kaurismäki tournait le plus. Il faisait quasiment un film par an. Ainsi, on allait à Berlin chaque année et on voyait un nouveau film de Kaurismäki. Et après, c’est devenu un cinéaste différent puisqu’il fait maintenant un film tous les cinq ans peut-être. Donc, ça a totalement changé. Mais j’ai beaucoup aimé cette période où il faisait des films tous les ans… des films un peu plus inégaux parfois, mais la productivité, c’était quelque chose aussi de formidable chez lui.Quel est votre film préféré d’Aki Kaurismäki, et pourquoi ?
Le premier que j’ai vu, c’était « Shadows in Paradise », et donc ça reste pour moi un film très marquant pour la singularité de la rencontre avec l’univers de Kaurismäki. Et puis après, « L’homme sans passé » est aussi vraiment énorme parce que c’est un film qui, quand il a été présenté à Cannes, lui a permis de rencontrer en France, au-delà de ses fans de toujours, un public plus large, et c’était très agréable parce que c’est ce qu’on voulait pour lui. C’est un cinéaste finalement qui a été d’une certaine manière considéré comme très pointu parce qu’avec vraiment un ton particulier, et en même temps ce dont il parle, c’est-à-dire le sort de l’homme, des êtres humains, l’humanité entre les gens ou la dureté de la société, ce sont des choses qui intéressent tout le monde, et de plus en plus. Et donc, du coup, quand il a rencontré cet écho avec « L’homme sans passé », moi j’ai trouvé que c’était à la mesure de ce qu’il était, c’est-à-dire que c’est un homme, un cinéaste qui est unique en son genre et, en même temps, c’est quelqu’un d’extrêmement généreux qui peut accueillir toutes sortes de publics. Donc, ça c’était formidable.

Comment avez-vous été amené à vous intéresser de très près au cinéma ? Quel a été votre parcours et comment êtes-vous rentré aux « Cahiers du cinéma » ?
Le cinéma, pour moi, c’est devenu très tôt une espèce de refuge. Après, je ne sais pas, il y a toutes sortes de théories qui sont faites sur les enfances qui sont liées au cinéma. Il y a, par exemple, une théorie – et c’est Alain Bergala qui a écrit là-dessus en demandant aux gens comment ils étaient devenus des cinéphiles – qui dégagerait, du côté des hommes, une sorte de profil avec le père absent. Donc, c’est une question à creuser… mais bon, pourquoi pas ? Ainsi, le cinéma, tout d’un coup, prend sa place dans la vie du jeune ado que je suis – je devais avoir 11 ou 12 ans – avec, tout de même, ce truc bizarre que je m’intéressais aux films avant de les voir, c’est-à-dire que je découpais des articles sur les films, je n’avais pas besoin de voir les films, je voulais plutôt lire sur les films. Au départ, il y a donc une part de rencontre un peu irrationnelle, mais c’est vrai que quand vous vous retrouvez avec cette capacité à intégrer énormément de films, à faire des listes à n’en plus finir, des fiches et tout ça, ensuite la machine est lancée et elle va, à un moment donné, vous faire écrire sur le cinéma. C’est alors que j’ai commencé à écrire sur des films et quand un film me plaisait, ça pouvait vraiment devenir une espèce d’essai que personne, au final, ne lirait mais peu importait. Et puis, j’ai rencontré, bien sûr, la lecture des Cahiers du cinéma – ça, c’est aussi un passage obligé –, et à force de lire les Cahiers, j’ai eu le sentiment que c’était l’endroit où je pouvais m’exprimer. Et donc, quand je suis venu à Paris pour préparer l’agrégation de Lettres modernes – mes parents ne m’auraient pas envoyé à Paris pour ne rien faire – je n’ai, en fait, pas trop travaillé sur l’agrégation mais j’ai plutôt envoyé des textes aux Cahiers. C’est ainsi que j’ai commencé à écrire pour les Cahiers, vraiment modestement au début, mais après ça a continué.

Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser en 2002 votre premier court métrage « Rouge Maman » et à écrire en 2006 votre premier ouvrage sur le cinéma intitulé « Faire un film » ?
L’expérience du court métrage, c’était vraiment parce que, pour moi, le fait de m’intéresser au cinéma depuis toujours et d’avoir écrit sur le cinéma, c’était aussi une manière d’exprimer un désir de réaliser finalement. Donc, je me suis colleté à ça, je me suis affronté à ce désir. Cela a été une expérience un peu douloureuse parce que j’ai mal joué mon coup. Ça arrive. En fait, je me suis retrouvé avec une équipe technique qui était très rigide. J’ai sans doute aussi trouvé des gens psychorigides parce que j’étais moi-même dans la rigidité, je ne sais pas. Et donc, ça a été un film rigide quand on l’a fait ; il y avait une espèce de lourdeur technique. Finalement, le film n’a pas été très apprécié parce que je pense qu’il manquait de vie peut-être. Mais c’était un joli film. Et ensuite « Faire un film », ça m’a intéressé de travailler là-dessus parce que, finalement, quand on rencontre des cinéastes en tant que journaliste, on se rend compte que le secret du cinéma, il est vraiment dans la pratique. Ensuite, bien sûr, quand les films sont finis, on les commente, et c’est ça aussi qui fait la vie du cinéma et des films, mais essayer de comprendre ce qui a joué dans la réalisation d’un film, ce qui a permis d’obtenir un résultat peut-être exceptionnel, on arrive toujours sur des choses curieuses, intéressantes, et puis en même temps très personnelles. Donc, c’est un processus vraiment assez captivant, et je pense qu’il y a une attente aussi à la fois de ceux qui aiment le cinéma – nous nous devons d’essayer d’expliquer les étapes/figures imposées de la fabrication d’un film, de relier le film tel qu’on le voit à une pratique concrète de la mise en scène, et pas toujours être dans le commentaire forcément intellectuel –, et puis il y a une attente aussi, effectivement, de ceux qui voudraient se destiner à faire des films. Et je pense qu’il y a encore beaucoup à faire là-dessus pour transmettre l’expérience des cinéastes. Et donc mon livre a été une tentative, dans le cadre d’une petite collection pédagogique aux Cahiers, ou, du moins, a répondu à une envie d’être un petit peu explicatif.

Une fois de plus, on vous retrouve dans le Grand Nord lorsque, de 2007 à 2011, vous occupez la fonction d’Attaché audiovisuel régional près l’Ambassade de France à Stockholm. En quoi consistait votre mission ?
La mission d’attaché audiovisuel dans les pays nordiques consistait, comme celle de tous les attachés audiovisuels, à favoriser le rayonnement du cinéma français, c’est-à-dire des programmes culturels français. Donc, être en contact avec les partenaires nationaux, par exemple, en Suède et dans les autres pays nordiques, les distributeurs, les télévisions. Essayer de comprendre, d’un peu analyser ce qu’ils attendent des films français. Essayer éventuellement de leur dire qu’il y a telle production qui arrive qui peut être intéressante pour eux. Bien sûr, les distributeurs sont des professionnels et ils font leur choix eux-mêmes, mais c’est un rapport au dialogue avec l’industrie qui est intéressant pour qu’on puisse aussi faire un retour du côté français sur la vision que les gens des pays nordiques, dans ce cas-là, ont de nos productions télévisuelles ou cinématographiques. Et puis, il y a tout un travail qui est ce qu’on appelle « la veille audiovisuelle » qui consiste donc à comprendre quelle est la manière, dans des pays différents du nôtre, de traiter des contenus, des informations, de prévenir, par exemple, le piratage des films. Il y avait des gens qui s’occupaient de ça et qui étaient très actifs, en fait, en Suède, même si ce sont les pays nordiques qui ont été assez vite impactés par le piratage et qui n’ont peut-être pas lutté comme il fallait contre ça. Il y avait aussi des gens dans les pays nordiques qui ont voulu lutter contre le piratage… mais après, qu’est-ce que fait la télévision nationale publique ? C’est vrai que, finalement, on perd assez vite le contact quand on est en France. Les gens du Ministère des Affaires étrangères n’ont pas forcément des antennes partout, donc c’est bien pour le fonctionnement d’un ministère comme celui-là d’avoir des agents sur place qui voient la réalité du cinéma, de la télévision dans les pays nordiques et de nos productions là-bas.

Critique et historien du cinéma, vous avez écrit « Conversations avec Pedro Almodóvar », paru en 2007. Mais en quelle langue conversiez-vous ?
On a fait toujours nos entretiens avec du français, de l’espagnol et une traduction. Je pense qu’au départ, c’était plutôt une contrainte mais, en réalité, j’ai eu le sentiment, au fil du temps, que ça devenait un atout – à part le temps, bien sûr, que ça demande en plus – dans la mesure où Almodóvar est devenu très familier de la langue française (il a fait beaucoup d’entretiens, même en dehors de ceux que nous avons faits ensemble). Chaque fois qu’il sort ses films, il est tout de même très attendu par la presse française, et donc il rencontre pas mal de gens. Il est devenu familier de la langue, de sorte que quand on fait nos entretiens, il écoute aussi la traduction de ce qu’il vient de dire et il rebondit sur ses propres propos. Il y a, de ce fait, un effet d’enrichissement dans la mesure où il a un moment de réflexion quand la traduction se fait et il peut corriger, prolonger, etc. Donc, comme c’est quelqu’un de très scrupuleux dans sa parole, quelqu’un qui creuse vraiment les choses, ça favorise ce bon côté qu’il a.

Pourquoi votre choix s’est plus particulièrement porté sur cette grande figure du cinéma espagnol ? Qu’est-ce qui vous a fasciné en lui ?
L’idée, au départ, est venue de l’éditrice des Cahiers du cinéma, Claudine Paquot, qui a malheureusement disparu depuis. Elle était en charge de toutes les éditions des Cahiers. Au début des années 90, elle a vu, comme tout le monde dans le cinéma, qu’il y avait ce phénomène Almodóvar suite au film « Femmes au bord de la crise de nerfs » (« Mujeres al borde de un ataque de nervios ») qui a été un si grand succès à la fin des années 80 ; ensuite, « Talons aiguilles » (« Tacones lejanos ») ; et puis, « Attache-moi » (« ¡Átame! »)… tous des films qui ont créé vraiment une marque. Elle a alors pensé que c’était l’homme qu’il fallait essayer de rencontrer longuement parce qu’il apportait quelque chose de nouveau dans le cinéma et parce que, au-delà du succès qu’il avait, il y avait sans doute quelque chose chez lui qui était plus complexe qu’un cinéaste juste commercial. Elle a compris que ce qu’il y avait de très intéressant chez Almodóvar, c’est qu’il venait d’une culture que nous, en France, on ne connaissait pas, une culture underground liée à l’Espagne de la Movida, liée par réaction au franquisme, liée aussi à certaines influences américaines que les cinéastes français ont beaucoup moins. Donc, tout un cocktail de cultures cinématographiques qui se cristallisaient en Almodóvar et qu’on aurait intérêt à déployer et à identifier, parce qu’il faut dire qu’Almodóvar, c’était quand même un OVNI au départ. Donc, c’est Claudine Paquot qui a lancé le livre et c’est devenu, effectivement, un livre passionnant… enfin, un travail passionnant pour moi parce qu’il y avait énormément à apprendre, à découvrir du côté de cet univers si original.

Comment devient-on l’interlocuteur privilégié de Pedro Almodóvar ? Qu’est-ce qui, à votre avis, l’a séduit chez vous pour que vous gagniez sa confiance ?
Je pense qu’il a été intéressé par le fait que, finalement, les entretiens étaient très sérieux, et comme on voulait faire un livre, il fallait vraiment aller au fond des choses. Il y avait cette envie-là. Je me rappelle que, suite à la première version qu’on a faite, Claudine l’éditrice a dit qu’il manquait encore des choses. On a donc refait des entretiens ; on a vraiment essayé d’aller le plus loin possible. Par ailleurs, c’est vrai que ses films m’ont toujours inspiré et m’ont offert des munitions pour des questions. Il pouvait ainsi sentir qu’il y avait de la réaction, un intérêt fort et assez vivant de mon côté, avec parfois des intuitions qui, je pense, lui ont plu. Il y a eu des moments comme ça qui ont pu faire qu’il s’est senti vraiment dans une relation d’écoute à travers ses films. Et puis je pense que le fait que je sois français – ce qui était un désavantage au départ, parce qu’il me manquait un aspect quand même de son histoire vue de l’Espagne – a finalement permis d’aller plus vite sur les films, sur leur contenu. Cela a permis aussi de l’aborder sans certains préjugés, car j’ai l’impression, quand même, qu’à travers l’Espagne il a eu des relations passionnelles qui ont été parfois vraiment d’amour, mais parfois aussi il n’a pas toujours été bien traité par ses confrères ou ses concitoyens. Donc, ça a permis de resserrer vraiment sur le cinéma.

Quel est pour vous son meilleur film ou, du moins, celui que vous préférez ?
Pour ce qui est des films d’Almodóvar, c’est vrai que c’est très difficile de choisir. Cela dépend des moments. Il y a des moments où on pourrait être très proche d’un film comme « Tout sur ma mère », parce qu’il est chargé d’une forte émotion, et puis à d’autres moments, j’aime beaucoup aussi ses films assez noirs même si parfois ils paraissent plus difficiles. Par exemple, je suis vraiment fasciné par un film comme « La piel que habito », parce qu’il y a une espèce d’élaboration dans la noirceur, mais aussi sur la survie. Almodóvar est un cinéaste tellement important sur l’instinct de vie que, quand il met ses personnages, comme dans « La piel que habito », en situation de mourir ou de subir des choses terribles et montre, à la fin, comment l’être survit à quasiment tout, ce sont des choses que je pourrais revoir sans cesse, qui pourraient me bouleverser, je crois, tout le temps. Alors après, je pense que peut-être son meilleur film serait pour moi « Parle avec elle » (« Hable con ella ») parce que j’ai l’impression qu’il a réussi là un film assez complet qui concentrerait à la fois la bizarrerie, l’originalité des situations, une certaine audace vraiment qui lui vient de ses débuts – parce qu’il a eu au départ une réputation assez sulfureuse. Et puis, c’est un film qui raconte le rapport au cinéma parce que c’est un homme qui va voir des films, des pièces, etc. et qui en parle à une personne dans le coma. Il y a vraiment beaucoup de choses, il y a la femme, etc. C’est un film assez complet pour lui. Par ailleurs, il y a aussi toute cette création extraordinaire avec un film dans le film, un film muet (il a tourné un faux film muet pour le mettre dans ce film-là). L’aspect extrêmement inventif et créatif du cinéma d’Almodóvar se retrouve vraiment très concentré dans « Parle avec elle ». C’est, de ce point de vue-là, une réussite qui a l’avantage de résumer beaucoup de choses.
Qu’en est-il de son dernier film « Julieta » ?
« Julieta », c’est au contraire un film assez étonnant pour Almodóvar parce qu’on a l’impression qu’il est très tenu. Almodóvar, c’est beaucoup d’explosions, des couleurs, des passions, des histoires qui vont dans tous les sens, et là « Julieta », c’est un film extrêmement tenu. Je crois qu’Almodóvar dit que c’est un drame sec. Il y a un côté très tendu, et il y a beaucoup de puissance dans cette tension-là. Pour moi, c’est un film extrêmement impressionnant en cela, parce que c’est un film qui retient les choses et qui, en même temps, nous laisse ressentir comment à l’intérieur de cette retenue c’est fort et c’est douloureux. C’est un film où il y a un équilibre qui s’opère entre la passion, le débordement et une certaine mesure, une certaine rigueur. Je dirais donc que, pour Almodóvar, c’est un exercice très maléfique.

Combien de temps et de rencontres cela vous a-t-il pris pour regrouper et ordonner toutes les informations recueillies nécessaires à l’écriture de cet ouvrage ?
Il y a eu beaucoup de rencontres, en fait, au fil des années puisqu’il y a eu quelques éditions différentes augmentées. Donc, en termes de temps, c’est aussi beaucoup de temps. Chaque fois, ça se passait plutôt comme ça : on prenait, par exemple, trois jours et on faisait des sessions. Mais Almodóvar n’est pas toujours facile, en ce sens qu’il considérait vraiment ces entretiens – à juste titre –, comme du travail et qu’il voulait donc être reposé, avoir du temps. Les conditions devaient alors être réunies pour qu’on puisse vraiment faire ce travail sérieux et y consacrer ce qu’il fallait. Et donc, ça a été un travail… long, on peut dire.

Spécialiste d’Almodóvar, s’il en est, quelle est la découverte la plus étonnante que vous ayez faite à propos du personnage, de sa pensée, de son oeuvre ?
Almodóvar est assez peu généreux en scoops, parce que ce n’est pas quelqu’un qui est dans le sensationnel sur sa propre personne. Ce n’est pas quelqu’un à qui on va pouvoir arracher des vérités cachées comme ça. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que c’est un personnage extrêmement extraverti, et puis extrêmement introverti aussi. Il y a donc une part secrète chez lui, et c’est en parlant de cinéma avec lui, en parlant de ses films, qu’on peut vraiment déployer sa sensibilité – et aussi la nôtre, finalement –, mais on n’arrive à le comprendre vraiment que quand il parle de ses films. Quand il dit, par exemple, à propos de « Julieta », que c’est un film qui est très proche de lui, il ne dit pas pourquoi mais c’est un peu comme si on le voyait lui. Et c’est vrai que quand on voit Julieta dans son appartement, avec cet environnement où il y a certaines affiches, certaines reproductions d’œuvres d’art, des livres, des créations, on se dit que c’est comme ça chez lui, on se sent chez lui. Je ne sais pas s’il y a quelque chose qui m’a le plus frappé, mais, ce qui m’a frappé de façon, disons, continue c’est cette ténacité qu’il a et ce désir qu’il a tout le temps mis dans ses films, cette intensité qu’il a apportée dans ses films. Je lui avais demandé, lors du dernier entretien qu’on a fait cette fois pour Télérama simplement et pas pour le livre, si c’était toujours la même chose, le même désir aujourd’hui pour son vingtième film « Julieta » de travailler, de se retrouver derrière la caméra, et il a répondu que c’était exactement le même désir, la même intensité de désir. Il pouvait avoir plus peur finalement aujourd’hui, plus redouter le résultat… enfin, être plus anxieux, anticiper des difficultés, mais il disait que malgré ce qui pourrait parfois le paralyser dans la peur de rater des choses ou d’être dans l’incertitude, il y avait, plus fort que tout, le fait que le cinéma c’était sa manière d’être au monde et d’être en contact avec les gens. Donc, on sent bien chez lui que c’est à travers les films qu’il vit et qu’il fait l’expérience de la vie qui est la plus intense. Et ce qui est formidable pour moi, c’est que quand on voit ses films on a aussi l’impression de partager une expérience de vie qui est intense. Et c’est ça le cinéma pour moi : c’est d’arriver à cette intensité qui vous ramène à la vie, mais d’une manière très intense.

Au nombre de toutes vos activités dans le domaine cinématographique, lesquelles privilégiez-vous aujourd’hui ?
Aujourd’hui, le journalisme c’est vraiment ma façon de vivre… enfin, c’est mon gagne-pain. Et puis, ça reste un exercice pour moi agréable parce que ça nécessite une certaine légèreté quand même, il ne faut pas écrire des essais tout le temps. Il y a aussi cette idée qu’on est en rapport avec des gens qui lisent, veulent des explications. Je suis, pour ma part, de plus en plus intéressé par la dimension pédagogique. J’étais, à ce propos, agréablement surpris de voir que quand j’ai rencontré Mika Kaurismäki ici pour qu’il me parle un peu de ce Festival de Sodankylä, il disait que, finalement, la dimension pédagogique était inscrite dans le projet du festival, c’est-à-dire que ce côté très chaleureux, convivial, festif s’accompagne d’une idée qu’on amène des films au public et qu’on fait appel à des professionnels du cinéma qui les lui présentent. Ainsi, le festival m’a demandé de faire une présentation d’Almodóvar, dans l’idée de faire venir quelqu’un qui s’y connaît sur Almodóvar et qui va donner quelques clés au public. Je trouve que c’est un geste fort aujourd’hui de transmettre quelque chose qui est le savoir du cinéma, de donner des clés vraiment pour que le cinéma reste une culture. C’est vrai qu’il y a des cinéastes qui s’inquiètent, comme le jeune cinéaste finlandais Juho Kuosmanen que j’ai rencontré aussi ici qui a fait « The Happiest Day in the Life of Olli Mäki » (« Hymyilevä mies », Prix de la sélection Un certain regard au Festival de Cannes 2016 – N.D.L.R.) et qui disait que c’est important que le Festival de Sodankylä existe parce que la culture du cinéma n’est peut-être pas assez forte encore – elle aurait même tendance à devenir plus faible en Finlande –, et que donc il faut rappeler l’importance du cinéma, etc. Mais je dirais que c’est vrai aussi en France, il faut rappeler l’importance de cette histoire qui commence avec les films qui sortent chaque semaine et qui nous ramènent plus de cent ans maintenant en arrière et qui racontent plein de choses. Donc, moi, cette dimension-là d’accompagnement, que Peter von Bagh a vraiment portée aussi, qu’on voit aussi devenir un peu importante aujourd’hui avec des manifestations comme le Festival Lumière de Lyon qui est vraiment sur le patrimoine, je trouve qu’aujourd’hui ça devient quelque chose qui non seulement me plaît, mais qui semble créer une attente chez les gens et qui est important.

Propos recueillis
par Aline Vannier-Sihvola
Sodankylä, le 18.06.2016