Sacha Wolff, invité du Festival international du film de Helsinki – Amour & Anarchie, qui s’est déroulé du 15 au 25 septembre 2016, est venu présenter son premier long métrage « Mercenaire », qui vient de remporter le Label Europa Cinémas au dernier Festival de Cannes. Le film nous transporte en Océanie et nous décrit le parcours initiatique d’un jeune joueur de rugby wallisien. « Mercenaire » sort en salles en France le 5 octobre 2016.
Qu’est-ce qui vous a conduit à embrasser une carrière cinématographique puis à passer derrière une caméra ?
J’ai eu envie de faire du cinéma depuis que j’ai 15 ans et c’est du reste à cet âge-là que j’ai tourné mon premier essai documentaire. En fait, je viens d’une famille de musiciens ; mon grand-père a été chef d’orchestre. Dans ma famille, ils sont tous dans la musique. Au début, j’ai d’abord pensé que j’allais faire de la musique mais il se trouve que je n’étais pas très doué. J’ai vu des films, essentiellement à la télé, qui m’ont beaucoup marqué, comme des films de Kurosawa ou « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Kubrick que j’ai découverts complètement par hasard et qui m’ont profondément bouleversés et, du coup, je me suis dit que je vais peut-être là trouver une solution pour faire de la musique avec des images. C’est comme ça que ça s’est fait. D’abord, j’ai emprunté le caméscope de mon père pour faire des petites choses et puis, à 18 ans, j’ai fait une école à Nantes qui s’appelle Ciné-Sup et qui prépare au concours de la Fémis et de Louis Lumière et, après cette école, j’ai fait la Fémis. C’est donc un cursus assez classique, on va dire, pour un Français. Je suis passé par les écoles privées, les écoles publiques, les écoles d’Etat et puis, ensuite, il s’est écoulé quand même dix ans entre ma sortie de l’école et ce film « Mercenaire » parce que j’ai eu besoin de continuer à apprendre des choses que je n’avais pas forcément eu l’impression d’avoir apprises à l’école. J’ai travaillé comme cadreur, scénariste, régisseur, décorateur… J’ai travaillé à plein de postes.
Donc, si j’ai bien compris, vous étiez versé plutôt dans le documentaire.
Le tout premier film que j’ai tourné, c’était un documentaire. Et il se trouve que cette envie de faire du documentaire ne m’a jamais vraiment lâché. Après, j’ai aussi fait de la fiction. Donc, j’ai un peu mené toujours les deux en même temps. On a tendance à beaucoup séparer la pratique du documentaire et la pratique de la fiction, mais pour moi cela reste le même métier. En fait, c’est faire des films, faire du cinéma. Ce qui est intéressant, je trouve, dans les deux pratiques, c’est que dans le documentaire il y a quelque chose d’assez simple en termes d’organisation. Je travaille, en effet, souvent seul sur un documentaire. Il y a quelque chose d’assez évident dans le geste et dans la pratique qui permettent de poser des questions très fondamentales et très directes. Il y a un côté brut dans le documentaire que j’aime beaucoup. Et en fiction, au contraire, on a quelque chose de beaucoup plus lourd qui se prépare longtemps à l’avance et qui implique une certaine lourdeur d’équipe, de budget, de préparation. Mais, dans le fond, que ce soit le documentaire ou la fiction, cela revient à mettre en place des dispositifs pour pouvoir filmer ce qu’on veut filmer.
D’où vous est venue l’idée de ce premier long métrage de fiction « Mercenaire » qui nous plonge dans l’univers du rugby assez méconnu au cinéma ?
Au départ, il y avait l’envie de faire un film autour du rugby parce que j’ai toujours adoré les films de boxe comme, par exemple, « Fat City » de John Huston, « Nous avons gagné ce soir » de Robert Wise ou « Raging Bull » de Scorsese. Ce sont des films que j’avais beaucoup aimés étant plus jeune. Mais les films de boxe, c’est un peu vu et revu, et il se trouve que, par contre, le rugby est un sport qui a été très peu utilisé au cinéma et, de plus, un sport que j’ai toujours aimé. Et donc, du coup, il y avait l’envie de faire un film autour de ça. Ce qui m’intéressait, c’était que le rugby avait le même potentiel physique que la boxe, c’est-à-dire qu’on peut raconter une histoire avec des enjeux physiques très forts sans forcément qu’il y ait des armes à feu, et avec une dimension sociale et collective qu’il n’y a pas forcément dans la boxe. Donc, j’avais cette envie qui était assez floue. En fait, au départ, j’avais imaginé faire un film autour d’une équipe d’adolescents dans un petit village voire une petite ville. Et puis je me suis demandé si j’avais vraiment envie de filmer des adolescents, de passer un mois là-dessus. A vrai dire, ça ne me parlait pas plus que ça. Et il se trouve qu’un jour je suis tombé sur un article dans Le Monde qui parlait du quotidien de joueurs étrangers engagés dans une toute petite équipe de Fédérale 3, c’est-à-dire la 5e division du rugby, qui venaient des îles Tonga, des Fidji, de Roumanie ou même d’Afrique du Sud pour essayer de faire monter cette toute petite équipe dans la division supérieure. Et ils étaient payés pas grand-chose, logés dans des bungalows à Lons-le-Saunier au fin fond du Jura. Et là, je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose qui pourrait être intéressant. Ce qui m’intéressait aussi, c’était de faire un film avec des gens qui n’ont pas des corps qu’on voit habituellement au cinéma, de faire un film avec des gens qui pèsent entre 120 et 140 kilos, qui sortent un peu des canons de ce qu’on a l’habitude de voir au cinéma français, en tout cas. Et puis, en faisant des recherches, j’ai rencontré des joueurs. Je suis passé un peu de club en club et, un jour, j’ai atterri à Lyon, au Lyon Olympique Universitaire, et là-bas il y avait beaucoup de joueurs qui venaient d’Océanie. Et il se trouve que parmi eux il y avait Paki qui joue dans le film le rôle d’Abraham, et la rencontre avec lui a été la pierre fondamentale de l’édifice de ce film. Il est wallisien et, finalement lorsque je l’ai rencontré, je me suis dit que c’était encore plus intéressant et assez original de parler de cette identité française qui est assez méconnue et qui me parlait beaucoup par rapport à ce que j’avais fait avant. Et puis Paki était très impressionnant. Physiquement, il était monstrueux. Il avait quelque chose de l’ordre du mythique dans ce qu’il était. Il dégageait quelque chose de presque divin. C’était assez incroyable. Et, du coup, j’ai commencé à écrire là-dessus et puis j’ai fait plusieurs voyages avec lui en Calédonie pour rencontrer la culture wallisienne et apprendre à la connaître, parce que je ne m’imaginais pas tourner un film qui parle de cette culture sans la connaître un petit peu. Donc, on a fait plusieurs allers retours. Et voilà, en gros, comment ça s’est construit.
Jusqu’ici plutôt documentariste, pourquoi avoir choisi de faire une fiction plutôt qu’un documentaire sur un sujet qui aurait fort bien pu être abordé de ce point de vue-là ?
C’est vrai que, encore une fois, j’ai toujours fait les deux, et pas juste du documentaire. Après, il est vrai que sur ce film, il y a eu, on va dire, une longue phase de documentation où j’ai abordé le sujet de manière documentaire dans sa préparation, mais un peu aussi à la façon d’un romancier qui a besoin de se plonger dans un univers et qui se documente dessus. J’ai passé beaucoup de temps dans le monde du rugby et dans le monde wallisien pour essayer de les aborder parce que finalement c’étaient deux mondes qui m’étaient assez étrangers avant de m’y intéresser. Et, en fait, pendant l’écriture il y a eu un moment où j’ai eu besoin d’aller plus fortement vers la fiction, c’est-à-dire d’affirmer la part de fiction qu’il y avait dans le film. Je voulais revenir à des grands schémas de l’histoire comme la tragédie classique, par exemple. Le film, finalement, est une sorte de tragédie familiale. Ce qui m’intéressait aussi, c’était le récit d’initiation parce que finalement c’est un film qui raconte comment un gamin devient un homme et ça me permettait de m’éloigner un petit peu du documentaire pour lui donner un souffle. J’avais envie de donner un souffle à cette histoire, un souffle lyrique, un souffle épique. Je voulais faire de ce personnage un héros en fait, parce que c’est vrai que le cinéma s’est très peu intéressé à cette partie du monde globalement et j’avais l’impression que si le cinéma s’y était un peu plus intéressé, il y aurait certainement presqu’un genre qui appartiendrait à l’Océanie, comme il y a les films de samouraï pour le Japon ou le western pour les Etats-Unis. Ils dégagent quelque chose de tellement fort ; c’est tellement un monde à part et ils sont tellement cinématographiques. Tout est tellement photogénique que je me suis dit que ce n’est pas possible, qu’il devrait y avoir un genre qui corresponde à ça. Donc, il y a des éléments de documentaire dans le film mais, finalement, pour moi, c’est surtout un film de fiction.
Etes-vous vous-même un fan de rugby ? Etiez-vous en territoire connu ou bien avez-vous dû enquêter sur les coulisses de ce sport, rencontrer les joueurs à plusieurs reprises, les dirigeants de club ?
Disons que j’avais un pied dedans et un pied dehors. Encore une fois, le rugby c’est un sport que j’ai toujours aimé mais j’en avais une vision assez extérieure, c’est-à-dire la vision que peut avoir quelqu’un qui le regarde à la télé ou qui a quelques amis qui sont dans ce sport, mais finalement c’était assez éloigné de moi. Donc, c’est vrai, il a fallu que je passe beaucoup de temps avec eux, que je vois l’ensemble des joueurs, des dirigeants pour essayer d’appréhender, on va dire, de façon un peu plus profonde ce qu’était la vie de ces mecs-là. Les rugbymen, tout le monde les associe un peu à des bourrins mais, en fait – et c’est ce qui m’intéressait –, tous ceux que j’ai rencontrés étaient pleins de sensibilité. C’étaient des êtres humains souvent à fleur de peau et finalement j’ai retrouvé beaucoup de ressemblance entre un rugbyman et un artiste, par exemple. J’ai aussi rencontré beaucoup de joueurs qui étaient en fin de carrière et on parlait beaucoup de la façon dont ils arrivaient ou pas à revenir à une vie plus traditionnelle. Ce sont vraiment des gens qui m’ont profondément touché. Et dans le film, du coup, je me suis dit qu’il faut que je sois à l’image de cela. Il faut que je casse un peu cette idée reçue qu’on a sur le sport et sur les rugbymen en général. Je voulais essayer de donner de la grâce à ces types qui sortent des canons et qu’on a tendance à enfermer dans cette image un peu de bestiaux, qui existe dans le film aussi, car c’est un peu comme ça qu’ils sont traités finalement. Ce qui m’intéressait, en fait, c’était d’être au plus proche de ce que vivent les joueurs. Parce que les dirigeants ont un point de vue, les journalistes en ont un autre et les aficionados de ce sport ont aussi le leur, mais ce qui m’intéressait c’étaient les joueurs, la façon dont ils vivaient les choses, et finalement de raconter cette histoire de l’intérieur. Après, cela impliquait d’aller sur le terrain avec eux, d’aller dans les vestiaires, d’aller dans tous ces endroits qui d’habitude sont complètement inaccessibles et qui sont un peu des sanctuaires, en fait, de ce qu’ils vivent au quotidien.
De la même façon, vous êtes allé filmer en Nouvelle-Calédonie, un territoire pratiquement vierge cinématographiquement, explorer les coutumes et les rituels wallisiens. Vous filmez ce petit bout de France oubliée aux antipodes des clubs de rugby du Lot-et-Garonne et vous nous faites découvrir une réalité qui est loin des images de cartes postales. Avez-vous été bien accueilli ? Et qu’avez-vous réellement – au-delà du milieu sportif – voulu montrer en réalisant ce film ?
J’ai été très bien accueilli que ce soit en Nouvelle-Calédonie, par la communauté wallisienne et l’ensemble des Calédoniens, ou par les Fumélois, dans le Lot-et-Garonne où j’ai tourné une grosse partie du film. Le film, c’est certain, n’aurait pas pu se faire de la même façon si je n’avais pas été bien accueilli. Et de toute façon, la relation que j’avais avec les univers dans lesquels je travaillais et les comédiens était très bonne. Il n’y a pas de comédiens professionnels dans ce film, à part Coralie qui est joué par Iliana Zabeth qui avait déjà joué dans trois films, mais sinon les membres de l’équipe de rugby en France ce sont les membres de l’équipe de Fumel, le président de l’équipe, c’est le vice-président de l’équipe. Il y avait plein de rôles qui sont tenus par des gens qui sont très proches dans la vie de ce qu’ils sont dans le film. Oui, j’ai été hyper bien accueilli. Il fallait qu’on s’apprivoise, en fait, que le film se fasse ensemble, et pas moi contre eux. Par exemple, sur les rituels en Nouvelle-Calédonie et toute la coutume wallisienne, il y avait beaucoup de choses à respecter qu’il fallait que j’intègre dans la fabrication du film. Et, finalement, avec le rugby c’était un peu pareil. Il y avait plein de choses à respecter, plein de passages obligatoires. Par exemple, pour filmer la cérémonie du kava, qui est cette boisson qu’on boit traditionnellement dans le Pacifique, il y avait tout un rituel à faire avant de pouvoir filmer cette séquence. Parce que ce ne sont pas des choses avec lesquelles on peut tricher, en fait. Donc, c’étaient des processus qu’il fallait intégrer à la fabrication du film. Mais je n’étais pas intéressé à faire un film d’ethnologue. Je ne voulais pas forcément expliquer ces rituels au spectateur blanc français dans le sens où le film est aussi fait pour le Wallisien. Après, qu’est-ce que j’ai voulu montrer avec le film, ça c’est une vaste question. Plein de choses. Au départ, j’avais vraiment envie de faire un film avec un récit fort, un récit affirmé. Je pense qu’il y a plus longtemps quand je faisais des courts métrages, j’avais tendance à faire des films plus intellectuels, mais je me suis rendu compte que ce que j’aimais au cinéma, c’était vraiment le récit. Et, finalement, quand ce récit est pris en charge et qu’on est pris par un récit au cinéma, il y a plein de choses qu’on peut raconter en plus en juxtaposant d’autres couches, et moi finalement c’est ça qui m’intéressait dans la fabrication du film. Après, globalement, c’était d’interroger le rapport qu’on a en tant que Français à notre histoire et à ces restes de territoires colonisés, d’interroger ce rapport-là essentiellement.
Comment avez-vous découvert cet acteur formidable qu’est Toki Pilioko qui joue le rôle de Soane, un colosse à la force tranquille dont la voix et le regard très doux trahissent une certaine fragilité ?
J’ai fait, en fait, un casting assez classique. D’abord, j’ai fait le tour des clubs en Calédonie. Il fallait que je trouve quelqu’un qui soit assez jeune, qui ait encore un côté enfantin dans le visage mais qui ait déjà un corps d’homme, parce que la trajectoire du film, c’était l’histoire d’un gamin qui devient un homme. Et en Calédonie, je n’ai trouvé personne, parce qu’il y a beaucoup de jeunes qui partent en métropole, en Australie ou en Nouvelle-Zélande pour aller faire du rugby. Il fallait aussi qu’il sache jouer au rugby et qu’il parle wallisien – parce qu’il y a beaucoup de jeunes qui ne le parlent plus… en tout cas, en Nouvelle-Calédonie. Donc, après, je suis revenu en métropole et là, j’ai fait le tour des centres de formation. En fait, Toki je l’ai trouvé à Aurillac ; il était chez les espoirs à Aurillac et il y est toujours, d’ailleurs. Et en trente secondes, je savais que c’était lui. Il dégageait quelque chose, il avait un magnétisme, une intelligence… il comprenait tout de suite ce que je lui demandais de jouer et, surtout, il n’avait pas d’inhibitions, ce qui était souvent le cas avec les jeunes que je rencontrais qui étaient assez inhibés. On dit souvent, d’ailleurs, que les gens qui viennent des îles du Pacifique sont assez inhibés. En fait, je pense que ça doit venir en partie du fait que les aînés ont toujours la parole et qu’eux doivent toujours se taire. Donc, il y a une sorte d’inhibition ancrée, naturelle chez eux. Toki n’avait pas du tout cette inhibition-là, ce qui lui permettait de jouer tout ce que je lui demandais de jouer.
Pourquoi avoir fait le choix de prendre des comédiens amateurs, sauf pour le rôle de Coralie qu’interprète Iliana Zabeth qui est une actrice professionnelle ?
Déjà pour les comédiens wallisiens, c’était obligatoire : il n’y a pas de comédiens wallisiens. C’est le premier film qui a été tourné en langue wallisienne et le troisième seulement de toute l’histoire du cinéma en Calédonie. Donc, travailler avec des comédiens professionnels, c’était impossible. Ensuite, il me semblait que pour les rugbymen, je ne pouvais pas tricher avec leurs corps. Cela aurait été absurde pour moi de demander à un comédien de prendre 40 kilos. Car il n’y a pas que le poids, il y a toute l’attitude, les oreilles aplaties, les nez pétés. Pour moi, la tronche d’un rugbyman raconte autant ce qu’il est que n’importe quel dialogue, et même plus, en fait, que tout ce que je peux écrire. Et après il y a d’autres rôles sur lesquels j’ai pensé à un moment travailler avec des comédiens. Par exemple, le président du club, je n’aurais jamais pu l’écrire comme ça. Il se trouve qu’il est tellement inattendu. En fait, il dépasse tout ce que je peux écrire. J’ai fait des essais avec des comédiens sur ce rôle-là et tout de suite ils étaient dans quelque chose un peu stéréotypé. En fait, je pense que le film aurait été plus caricatural si j’avais travaillé avec des comédiens qui auraient composé des rôles. Alors que là, ils composent aussi à certains endroits, mais ils sont inattendus, en fait. Et du coup, l’idée, une fois qu’on les trouve, c’est plutôt d’essayer d’adapter le scénario à ce qu’ils sont pour intégrer les choses. Par exemple, Soane au départ était censé être plus gros et devoir perdre du poids tout au long de son séjour. Et il se trouve que quand j’ai rencontré Toki, pour un pilier droit il n’était pas si gros que ça, et même plutôt fin. Et du coup je me suis dit qu’on allait changer ça. Il va arriver et on va lui dire qu’il faut qu’il prenne du poids – ce qui me semblait encore plus intéressant, en fait. Après pour Coralie (Iliana Zabeth), ça s’est fait comme ça : j’ai aussi essayé avec des non-comédiennes, mais le duo avec Toki fonctionnait très bien, et puis elle avait cette intelligence de pouvoir jouer avec des gens qui n’en ont pas forcément l’habitude.
Vous décrivez un univers très viril et très violent – violence paternelle, à la fois physique et morale, violence de l’agent de Soane, de certains de ses coéquipiers xénophobes, violence du jeu de rugby et de ses coulisses – et, malgré toute cette violence, il se dégage une grande douceur dans le film. Comment avez-vous réussi à allier tout cela ?
Je voulais que la violence existe parce que pour moi elle est présente. Et ne pas l’affronter, cela n’aurait pas été honnête et courageux de ma part. Il fallait que je l’affronte parce que je pense que ce que vivent ces mecs quand ils arrivent en métropole est souvent très violent. Donc, il fallait l’affronter de front. Pour moi, le monde est complexe. Je voulais qu’il y ait cette complexité entre le personnage de Soane qui, finalement, a des aspirations assez simples, – il a besoin d’amour, il se cherche une famille –, et ce monde qu’il remet un peu sans arrêt à sa place. Après, je pense que ça fonctionne surtout parce que Toki est capable de jouer ça. C’est lui qui porte le film, en fait. Et dans son jeu, il fallait à la fois qu’il arrive à être très doux, qu’on ait vraiment envie d’aimer ce gamin, et en même temps qu’il puisse par moments être d’une violence inouïe. Et c’est lui qui porte ça, en fait.
Vous a-t-il été difficile de trouver un producteur et le financement de ce film ?
Non, parce que la productrice avec qui je travaille, je l’ai rencontrée quand j’étais à la Fémis, il y a 10 ans à peu près. Après, on a grandi ensemble cinématographiquement, on va dire, comme la plupart de mes collaborateurs sur ce film : le chef opérateur, je le connais depuis très longtemps, il était aussi avec moi à l’école. En fait, c’est le premier film de plein de gens. C’était très agréable pour moi, car il y a eu une énergie autour de ce film qui était très belle et qui me portait beaucoup. Et le film est une coproduction entre la boîte donc de Claire Bodechon, Timshel Productions, qui est une jeune boîte dont c’est le premier long métrage et une boîte plus installée avec qui j’ai pas mal travaillé qui s’appelle 3B Productions qui produit les films de Bruno Dumont et de Rachid Bouchareb. Donc, il y avait une alliance qui était parfaite sur ce film. Et le financement, finalement, je l’ai obtenu une fois que j’ai eu terminé l’écriture du scénario. Ce qui a été long, c’était l’écriture parce que je savais que pour financer le film la seule solution que j’avais c’était que le scénario marche bien, parce qu’il n’y avait pas de casting dans le film, c’était impossible d’avoir du casting, et donc je ne pouvais pas vendre le film là-dessus. Je n’avais pas non plus de nom, c’était mon premier long métrage. La seule chose qui me restait, c’était le scénario. Donc, j’ai mis pour le coup assez longtemps à écrire le film parce qu’il a aussi fallu que la violence je la trouve en moi, c’était aussi un travail d’introspection, et puis trouver le ton juste, la construction juste, et une fois, finalement, que j’ai eu terminé l’écriture ça a été assez rapide. D’abord, le CNC est venu avec l’avance sur recettes, et puis il y a eu l’Aquitaine, la Fondation Gan. Il y a la Nouvelle-Calédonie qui est venue aussi, et ensuite Arte et les distributeurs. Donc, vraiment, ça a été assez rapide.
Présenté à la Quinzaines des réalisateurs du Festival de Cannes 2016, « Mercenaire » a remporté le Label Europa Cinémas du meilleur film européen. En quoi consiste ce prix ?
En fait, Europa Cinémas, c’est un réseau de salles Art et Essai international et, du coup, ce label incite les exploitants qui ont ce label-là à prendre le film. C’est assez complexe mais, en gros, c’est comme ça que ça fonctionne. C’est une aide à l’exploitation du film, en fait. Déjà le fait d’être à la Quinzaine, c’était pour moi quelque chose d’assez inouï et, pour le coup, le travail que fait Edouard Waintrop, qui s’occupe de la Quinzaine des réalisateurs, est incroyable. Il a le courage de prendre des films qui sont des premiers films ou des films de gens qui ne sont pas forcément très connus. Et je ne le remercierai jamais assez pour ça. Et c’est vrai que ce prix, ça fait vraiment plaisir parce que c’est aussi remis par des exploitants ; le jury, ce sont des exploitants. Donc, le fait de savoir que les gens qui tiennent les salles de cinéma qui sont, en fait, quand même les endroits pour lesquels on fabrique ce qu’on fait, pour lesquels on travaille, pour qu’il y ait des spectateurs qui puissent y aller, c’est sûr que c’était assez incroyable. Et ce qui était incroyable aussi, c’était pour les Wallisiens qui étaient là à Cannes et qui ont découvert le film à ce moment-là. Pour eux, comme c’est le premier film tourné en wallisien, et que c’est un monde effectivement qui n’a jamais vraiment été représenté, je pense qu’il y a une grande fierté là-dedans. Non, non je suis très heureux.
S’il ne fait aucun doute que le Label Europa Cinémas est une rampe de lancement quant à la distribution sur le marché international, qu’en est-il au plan national ? Vous abordez tout de même la question du dopage des joueurs et de la triche aux contrôles anti-dopage, vous décrivez les méthodes mafieuses des recruteurs, l’exploitation des joueurs par des agents et des dirigeants de club un peu crapuleux, etc. – en somme, des sujets qui fâchent.
Je ne crois pas qu’il y ait des problèmes. Du moins, je n’en ai pas rencontré jusqu’à présent. Après, ce qui est intéressant justement, c’est que je commence à avoir fait pas mal de projections du film – là on est en pleine phase d’avant-première, le film sort le 5 octobre en France – et, au départ, j’étais assez anxieux de la façon dont le film allait être reçu déjà par le monde du rugby. Et il se trouve que ça se passe très bien. Je pense qu’il y a pas mal de joueurs professionnels ou pas professionnels qui reconnaissent beaucoup de choses là-dedans. C’est quand même assez souvent des gens qui ont l’intelligence du dialogue. Avec eux, on peut remettre des choses en question et je pense qu’ils se retrouvent dans pas mal de choses qu’il y a dans le film. Par exemple, il y a quelques jours, j’étais à Toulouse, il y avait Philippe Rogé-Thomas qui joue le rôle de celui qui accueille Soane à l’aéroport quand il arrive en métropole. Lui, c’est quelqu’un qui travaille avec le stade toulousain et qui a l’habitude d’aller chercher des jeunes en Nouvelle-Calédonie, de s’en occuper, etc. et il a été très touché par le film parce que, même s’il joue un rôle un peu de salaud dans le film, il disait que, certes, c’est dur, il y a plein de choses qu’on voit qui sont dures mais qu’il y a des histoires dans la réalité qui sont encore plus dures que celles-là. Ce qu’il faut savoir, c’est que dans le monde du sport pour une belle histoire il y en a vingt qui se finissent mal. Et c’est vrai que j’avais envie d’explorer un peu ces zones d’ombre. On a rencontré aussi, par exemple, des représentants des syndicats des joueurs qui adorent le film et qui ont envie de l’utiliser pour sensibiliser les joueurs sur ce qui peut se passer. Ce n’est pas le rugby lui-même que je remets en question, parce que le rugby est un sport que j’adore. Ce que je remets en question c’est la façon dont il évolue. Avec l’arrivée du professionnalisme et de l’argent dans le sport et dans le rugby, il y a des systèmes de management, de concurrence qui sont de plus en plus difficiles ; les joueurs deviennent interchangeables, il y a un culte de la performance qui est quasiment poussé à son paroxysme dans le sport et qui interroge sur la façon dont des hommes occupent telle place dans le système. Le film a été acheté à Cannes par Netflix ; donc, il sera dans le monde entier avec Netflix déjà. Après, je pense qu’il y a aussi des pays qui sont plus ou moins touchés par le rugby et, par conséquent, il y aura des endroits où ça ne marchera pas parce que les gens ne savent pas du tout ce que c’est mais, pour moi, encore une fois, le rugby c’est assez secondaire, en fait, dans le film.
Quels sont vos projets cinématographiques ?
Je suis en train de commencer le travail sur un projet de deuxième long métrage de fiction qui se déploie dans un univers assez différent de celui-là. C’est vrai que j’ai passé cinq à six ans à porter ce film et, du coup, j’ai besoin de changer d’univers pour me relancer et repartir sur de nouvelles bases. C’est vrai que j’ai eu l’impression d’ouvrir une nouvelle porte incroyable en allant tourner en Océanie, en Nouvelle-Calédonie et je pense que c’est quelque chose vers quoi je reviendrai peut-être plus tard mais, pour l’instant, j’ai besoin de changer.
Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Helsinki, le 18 septembre 2016
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