ENTRETIEN AVEC LUCILE HADŽIHALILOVIČ

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Lucile Hadžihalilovič, réalisatrice et scénariste française, invitée du Festival international du film de Helsinki – Amour & Anarchie en septembre 2016, était venue présenter son deuxième long métrage, le très attendu « Evolution » (10 ans après « Innocence »), oeuvre atypique au climat onirique oscillant entre fantastique et science-fiction. La Cinémathèque Orion a choisi « Evolution » comme Film du mois dans sa programmation de février (5 séances – voir ci-dessous), film aussi rare qu’unique qui permettra au spectateur de vivre une expérience visuelle et sensorielle en totale immersion.

Est-ce là votre première visite en Finlande ? N’êtes-vous pas déjà venue pour présenter en 2012 avec Gaspar Noé « Enter the Void » dont vous avez co-écrit le scénario, voire même peut-être aussi précédemment pour présenter votre premier long métrage?
En effet, je suis venue pour présenter mon film « Innocence » il y a 10 ans qui était inscrit au programme de ce même festival. Donc, c’était ma première visite à Helsinki, au Festival Amour & Anarchie et en Finlande. J’avais fait un autre film 10 ans auparavant qui s’appelait « La bouche de Jean-Pierre », un moyen métrage qui avait également été présenté à Amour & Anarchie, mais je n’y étais pas présente. Donc, décidément, ce Festival est pour moi, et j’ai été très heureuse effectivement de ce voyage à Helsinki et à ce Festival il y a 10 ans, de même que je suis très contente de revenir et de montrer le film ici, que la première finlandaise se déroule dans ce cadre-là.

Après « Innocence » en 2005, vous réalisez donc votre deuxième long métrage « Evolution » quelque dix ans après. A quoi est dû ce long intervalle et avez-vous fait autre chose entretemps ?
Ce long intervalle est uniquement dû à la difficulté de financer ce film. Après « Innocence », j’ai écrit « Evolution ». Cela a pris un petit peu de temps, mais tout de même il ne m’a pas fallu tout ce temps-là pour écrire. Ensuite, je pensais que ce serait peut-être un petit peu plus facile qu’« Innocence » dans la mesure où « Evolution » est un film de genre. Le film est à la lisière de la science-fiction, du fantastique, selon l’interprétation qu’on en donne, mais c’est aussi un peu un film d’horreur. Je m’étais dit, alors, que pour cette raison ce serait peut-être plus facile mais, en fait, c’est aussi un film d’auteur – ce n’est pas un film de genre au sens vraiment classique du terme – et je crois qu’au contraire ça m’a desservie, surtout en France où le cinéma de genre, le cinéma de l’imaginaire n’est pas très bien vu. A vrai dire, ce cinéma-là n’est pas très courant et les gens ont souvent du mal à comprendre. Par ailleurs, comme c’est un film qui s’est plutôt financé dans le circuit des films d’auteur, ce qui veut dire pas avec un seul partenaire mais avec plusieurs, il fallait des consensus. Or ce n’est pas un film consensuel. Donc, je pense vraiment que c’est l’une des raisons principales qui a rendu difficile le financement de ce film. On a commencé avec un producteur qui, finalement, n’a pas trouvé assez d’argent et qui a un peu lâché l’affaire. Ensuite, j’ai essayé avec ce même producteur de faire un autre film et on s’est retrouvés un peu dans la même situation. Mais je voulais tellement faire aboutir le projet d’« Evolution » que je me suis obstinée. On avait quand même une chaîne de télé, un agent de vente et, donc, je me disais que ce n’était pas possible que ce film ne se fasse pas. Finalement, j’ai trouvé une productrice, Sylvie Pialat, qui a eu vraiment envie de le faire, et on l’a fait avec très peu d’argent. J’ai dû couper beaucoup de choses dans le scénario mais, au final, je pense que le coeur du projet est là. Et voilà, le film s’est fait au bout de toutes ces années. Entretemps, j’ai travaillé aussi un peu aux scénarios d’autres projets d’autres personnes. Voilà. Le temps a, en fait, passé vite.

Qu’en est-il de votre société de production « Les cinémas de la zone » que vous avez créée avec Gaspar Noé pour financer vos projets et vous donner une plus grande liberté de création ?
En fait, on a fondé cette maison de production une fois qu’on a eu fini les écoles de cinéma qu’on avait faites. C’était surtout, quand même, pour produire des courts métrages, soit les premiers films qu’on a faits l’un et l’autre. Donc, Gaspar avait fait son film « Carne », un moyen métrage, et, quant à moi, j’avais fait « La bouche de Jean-Pierre », également un moyen métrage. On a aussi produit avec « Les cinémas de la zone » son premier long métrage « Seul contre tous », mais on les a vraiment faits comme des courts métrages. Et c’est vrai que ni lui ni moi ne sommes vraiment producteurs, et on veut chacun faire des films. Donc, c’est très bien d’avoir cette maison de production pour, éventuellement, être coproducteur de nos films mais, à vrai dire, c’est autre chose pour ce qui est des longs métrages… Gaspar, quand il a fait « Irréversible » ou, après, quand j’ai fait « Innocence », on ne les a pas produits nous-mêmes. Eventuellement, Gaspar a coproduit ses films, mais on est passé par des producteurs parce que c’est, quand même, surtout un vrai travail de financement. Du coup, on a toujours la maison de production, mais on va dire qu’elle nous sert plutôt de support mais pas vraiment pour produire entièrement les films. « Love », le dernier long métrage de Gaspar, on l’a produit nous-mêmes en coproduction avec un autre producteur français, et c’est vrai que c’était beaucoup de travail et qu’on n’a pas tout à fait la structure pour ça quand même.

On retrouve dans vos deux films le thème du passage de l’enfance à l’adolescence : apprentissages de petites filles dans « Innocence », puberté et gestation de jeunes garçons dans « Evolution ». Diriez-vous qu’« Evolution » est le pendant masculin d’« Innocence » ? En quoi seraient-ils complémentaires ?
En fait, je n’ai pas pensé « Evolution » comme étant le pendant masculin d’« Innocence », mais c’est vrai qu’on peut le voir comme ça. Surtout qu’en fait j’avais commencé à écrire « Evolution » avant « Innocence », et puis à un moment j’ai lu la nouvelle de Frank Wedekind qui a donné lieu à « Innocence » et j’ai laissé tomber « Evolution » pour faire « Innocence ». Mais, pour moi, peut-être la différence c’est que, dans le cas d’« Innocence », c’est vraiment un groupe, alors qu’« Evolution » c’est un enfant – même s’il y a, bien sûr, d’autres garçons dans le film –, un enfant et sa mère, avec également d’autres mères. C’est effectivement aussi un film sur le passage à l’adolescence : dans « Evolution », c’est beaucoup plus cauchemardesque, beaucoup plus angoissé et angoissant. Mais je ne pense pas qu’il faille retenir que les peurs, j’aimerais qu’on voie aussi quelque chose de merveilleux dans le film. Pour moi, c’est peut-être le monde sous-marin qui le montre le mieux, mais même ce à quoi cet enfant donne naissance est, d’une certaine façon, quelque chose pour moi qui tient du merveilleux, même si ça passe par des phases de cauchemar aussi. Dans « Evolution », c’est peut-être l’histoire à la fois d’un passage angoissé à l’âge de l’adolescence, mais c’est aussi quelque chose qui a à voir avec la naissance, avec sa propre naissance, avec un enfant qui donne naissance à lui-même quelque part. Je pense qu’on peut l’interpréter de plusieurs façons. Dans « Innocence », c’était plus peut-être sur l’éducation des filles.

Est-ce que votre cinéma reflète quelque chose de votre propre rapport à l’enfance ? D’où vous viennent ces idées mystérieuses, cet univers inquiétant ?
J’aime bien dire qu’« Evolution » est un film autobiographique, c’est vrai dans le sens où l’origine de ce projet vient vraiment de certaines de mes peurs d’enfant à un moment peut-être où, justement, j’avais 10/11 ans et que j’étais un peu, au moment de devenir adolescente, avec le corps qui change. Je suppose que c’est plus marqué encore pour une fille que pour un garçon, et le film parle de ça, de peut-être cette idée aussi d’avoir un jour éventuellement à porter un enfant. Par ailleurs, j’aime bien dire aussi que – et c’est devenu presque une blague – quand j’ai eu 10/11 ans, j’ai eu une crise d’appendicite. Cela n’avait rien d’anormal en soi, mais je me suis retrouvée à l’hôpital pour la première fois de ma vie et avec tous ces adultes qui regardent votre corps, l’ouvrent, coupent quelque chose à l’intérieur… Quand on y pense, c’est quand même très étrange, même si, encore une fois, tout était banal et sans aucun drame, mais peut-être que c’est un moment où, effectivement, avec toutes ces douleurs de ventre et le fait de se retrouver à l’hôpital qui est un lieu de fantasmagories très fortes, les choses se mélangent comme ça un peu fantasmagoriquement. Et donc, je pense que, quelque part, « Evolution » a pris également naissance à partir de ça. Peut-être aussi la sensation d’un certain isolement : par exemple, j’ai grandi au bord de la mer et je pense qu’il y a un certain sentiment peut-être pas d’insularité, parce que ce n’était pas une île, mais d’être à l’écart du monde urbain qui se reflète dans « Evolution » et, dans ce sens-là, le film est vraiment lié à mes propres expériences d’enfant. Quand j’ai lu la nouvelle qui a donné naissance à « Innocence », j’ai eu aussi le sentiment que ça parlait beaucoup de moi et j’ai, d’ailleurs, été très étonnée qu’un homme, en l’occurrence Wedekind, soit capable de parler des filles de cette façon-là. Ça m’avait tellement frappée que je me suis beaucoup appropriée cette nouvelle. Dans les deux cas, oui, c’est vraiment lié à mes propres souvenirs, mes sensations d’enfance.

Au début d’ « Evolution », on pourrait se croire dans un conte mythologique, mais très vite on se retrouve propulsé dans une société futuriste… De quoi s’est nourri et se nourrit peut-être encore votre imaginaire, que ce soit en matière d’oeuvres littéraires, cinématographiques, voire même picturales ?
C’est drôle que vous disiez que c’est un monde futuriste, c’est presque un monde rétro-futuriste parce que, pour moi, ce monde était un peu en dehors du temps. Effectivement, peut-être que c’est le futur, un monde parallèle… En tout cas, j’ai vraiment le sentiment que ça a beaucoup à voir avec le conte… les contes mythologiques, en effet. C’est l’histoire de créatures sorties de la mer, moitié humains moitié autre chose ; c’est quelque chose qui appartient au folklore, à la mythologie de beaucoup de pays et je pense que j’ai lu à la fois beaucoup de contes mais aussi beaucoup de romans de science-fiction ou de fantastique. Par exemple – et je n’en ai pas eu conscience du reste quand j’écrivais le scénario mais, après, on me l’a fait remarquer et je me suis dit que c’était tellement évident –, je pense que Lovecraft m’a beaucoup marquée. J’ai beaucoup lu Lovecraft quand j’étais adolescente et c’est vrai qu’il y a des choses très communes avec cet auteur, même si ça n’a pas la même ampleur. Même la science-fiction, comme Philip K. Dick, par exemple : il y a une nouvelle sur un enfant qui a le sentiment que son père n’est plus son père parce qu’il est remplacé par un extra-terrestre qui a pris la forme du père. Dans le cas de mon film, ce ne sont pas des extra-terrestres, mais je pense qu’il y a des choses comme ça qui ont aussi nourri mon imaginaire et que, assez naturellement, encore une fois, comme j’aime l’imaginaire, le fantastique, etc., ça a pris cette forme-là quand j’ai écrit ce scénario. D’ailleurs, je trouvais aussi que c’était approprié de raconter une histoire d’enfant à travers une forme un peu fantastique ou de science-fiction. Bien que ce soit à la fois très différent, « Eraser Head », qui est un film comme un rêve ou un cauchemar, par moments à la fois très mystérieux mais aussi très concret, j’ai l’impression que c’est un film qui m’a énormément influencée et que, d’une certaine manière, « Evolution » est un peu comme ça, à la fois mental et très concret et un peu à la lisière entre rêve et réalité. Sinon, plus consciemment peut-être, la peinture : certains peintres surréalistes, notamment De Chirico. J’avais, en effet, un peu De Chirico comme référence visuelle pour le village que je cherchais avant de trouver le village des Canaries. Il y avait ses peintures, mais il y avait aussi, par exemple, Tanguy ou Max Ernst ou même Dali qui ont pas mal peint le bord de mer avec ce monde à la fois étrange et très concret, très familier. Je pense que ça m’a influencée peut-être plus consciemment parce que je cherchais des images de référence pour le film pour les montrer aux gens avec qui j’allais travailler. Mais je pense que la littérature, finalement, m’a aussi beaucoup influencée presque inconsciemment.

Dans « Evolution », comme dans « Innocence » du reste, pourquoi le monde des adultes n’est représenté que par des femmes ? Est-ce là l’évolution d’une société coupée du reste du monde, une société « idéale » qui ne serait gérée que par des femmes ? Où seraient les hommes ?
Oh la la ! Non, je ne crois pas que ce soit du tout ça pour moi… c’est-à-dire que je ne me dis pas du tout que c’est une évolution de la société ou une utopie… ce serait plutôt une sorte de dystopie où il n’y a pas l’idée d’un idéal. En tout cas, je pense que là, c’est assez différent, pour le coup, entre « Innocence » et « Evolution ». Je pense que dans « Innocence », ça parle, effectivement, plus de la société, de l’éducation et, quand j’ai lu la nouvelle de Wedekind, j’ai trouvé très intéressant qu’il y ait des groupes de filles entre elles. Je pense que c’est un âge aussi où on joue moins souvent avec les garçons ; les filles sont toujours ensemble, les garçons ensemble – je schématise, bien sûr –, et aussi je trouvais qu’il y avait peu de films où on voyait des groupes de filles entre elles. Donc, ce côté-là m’intéressait beaucoup dans « Innocence » et, du coup, les adultes, les professeurs dans le film sont des femmes parce que ça me paraissait logique. Si j’avais eu des hommes avec toutes ces petites filles, cela aurait apporté une autre connotation. Encore une fois, la nouvelle était comme ça, mais ça me paraissait très juste, très intéressant et quelque part assez réel, en fait. Et dans « Evolution », c’est assez différent parce que c’est peut-être plus sur l’histoire de ce petit garçon que tout un film sur une société. Compte tenu que je l’ai fait après « Innocence », j’ai peut-être eu tendance aussi à reproduire une sorte d’organisation de la société. En fait, les autres femmes et les autres garçons d’« Evolution » sont, pour moi, un peu des échos de Nicolas, le petit garçon, et de sa mère. C’est comme s’ils étaient un peu des doubles de ces deux-là. Et pourquoi il n’y a pas d’hommes, par exemple, dans « Evolution » ? Je ne sais pas… Si on se dit que le film c’est le reflet un peu des angoisses de cet enfant, eh bien, le fait qu’il n’y ait pas d’hommes adultes, c’est angoissant pour lui parce que c’est comme s’il se posait la question : qu’est-ce que je vais devenir une fois grand ? Eh bien, justement, il n’y a pas de réponse dans le film puisque il n’y a que des femmes. Et ça veut dire quoi : qu’il va se transformer en autre chose, qu’il va devoir partir, qu’il va mourir. Il y a comme ça des questions. Et pareil, je ne voyais quelque part pas l’intérêt de mettre des hommes dans le film, même si dans les deux cas, le fait que les hommes ne soient pas là, ça les rend, en fait, très présents aussi. Il y a comme une absence ; ils ne sont pas loin et, forcément, il faut bien qu’ils soient quelque part. Et il y a une absence de les voir. Je me rends compte aussi, après coup, à quel point « Innocence » est, sur certains schémas, similaire. Effectivement, dans « Innocence », il y a des petites filles qui ne grandissent pas dans le sens où elles ne quittent pas le parc – il y en a même une qui se noie –, et puis d’autres qui arrivent naturellement à sortir. Et dans « Innocence », ce n’est finalement pas angoissant dehors, même si on attendait l’angoisse. Et dans ce film-là, « Evolution », je voulais que ce ne soit pas comme un happy-end ou comme un retour à la réalité. Je ne trouvais pas ça très juste ; je trouvais que si on a des cauchemars, ça peut se dissoudre comme ça peut revenir, vous poursuivre. Et donc, c’est un autre cycle qui l’attend, une autre étape. Est-ce que ce sera mieux ? On ne sait pas encore… peut-être faudra-t-il faire une suite pour le savoir !

Il est intéressant de noter qu’« Innocence », dont l’histoire se déroule dans un château isolé au milieu de la forêt, est un film plus lumineux qu’« Evolution » que vous situez dans un village blanc en bord de mer écrasé par le soleil – un cadre idyllique, et pourtant sombre, angoissant. Vous accordez beaucoup d’importance au cadre et travaillez beaucoup sur l’esthétique. Comment avez-vous trouvé cet endroit isolé, aux décors dépouillés ? Est-il né d’abord dans votre imaginaire et vous l’avez cherché ensuite, ou bien l’inverse ?
En fait, il est d’abord né dans mon imaginaire. Comme je le disais, j’avais un peu comme référence les villages peints par De Chirico qui sont des villages – ou des morceaux de villes on ne sait pas trop –, où l’architecture est très oppressante. En même temps, il y a un côté solaire chez ce peintre – il peint des réminiscences de villages italiens avec des arcades, avec un côté mystérieux ou des rues vides, etc. Donc, j’imaginais un peu le village comme ça. On s’est dit aussi très vite qu’on n’allait pas pouvoir tourner en France, qu’on n’allait pas trouver ça en France et, à un moment donné, un des producteurs a pensé aux Canaries. J’avais déjà écrit le scénario à ce moment-là et, effectivement, on a fait des repérages sur quelques îles là-bas, dont Lanzarote. On a alors trouvé ce village blanc qui était vraiment parfait, vraiment extraordinaire, parce qu’à la fois c’est très familier – ce pourrait être la Grèce –, et en même temps le fait que ce soit une île volcanique, que ce soit du sable noir, ça apporte quelque chose de très dramatique et de très fort. Il y a un sentiment même presque d’après apocalypse sur cet endroit. D’ailleurs, ils ont eu une éruption volcanique sur Lanzarote et c’est pour ça qu’il n’y a pas de végétation. J’ai trouvé ça vraiment très graphique, mais surtout très fort dramatiquement. S’ajoutaient l’isolement de ce village, avec la force de l’océan là-bas, les vagues, donc c’était parfait. A la fois, pour des raisons de production c’était bien et pour des raisons artistiques c’était parfait. C’était un cadeau du dieu du cinéma.

Vous semblez jouer avec les contrastes tant sur le fond que dans la forme. « Evolution » comporte une dimension ludique. Un véritable jeu de pistes. Vous donnez quelques clés au spectateur en guise de réponses à ses interrogations, mais je ne suis pas sûre que vous ayez vous-même des réponses à toutes les questions, ni même que vous souhaitiez en donner. N’est-ce pas le but du jeu ?
En fait, je pense que j’ai eu envie de faire ce film parce que c’est venu vraiment d’images, de sensations, d’associations d’idées, et le fait probablement de vouloir faire le film c’était pour moi une façon d’essayer de comprendre ce que voulaient dire ces images, de creuser là-dessus. J’ai, par ailleurs, travaillé avec une co-scénariste, Alanté Kavaïté, et le fait de travailler avec quelqu’un aussi ça vous pousse à expliciter, verbaliser des choses et, donc, au fur et à mesure du processus d’écriture, on va dire que certains mystères se sont levés pour moi, d’autres sont sans doute apparus… Mais je n’ai pas, heureusement peut-être, totalement la réponse à tout ce qu’il y a dans le film. Après, il y a quand même pas mal de choses auxquelles on a, comme on dit, inventé toute une histoire derrière avec Alanté pour qu’il y ait une cohérence. C’est-à-dire que ce n’est pas juste des associations d’idées. Du reste, au fil des années, comme on avait du mal à financer le film et que les gens demandaient plus d’explications parce qu’ils ne comprenaient pas, on avait non pas tendance à donner des explications parce que je pense que cela aurait tué le film, mais à donner plus d’informations, à développer des choses. Pour ma part, quand je suis spectatrice d’un film et que je ne saisis pas tout, souvent le film me reste beaucoup plus dans la tête et me hante plus… j’aime ça comme spectatrice. Quand c’est des démonstrations claires, ça peut bien sûr être brillant, mais ce n’est pas pareil. Je ne sais pas, mais j’aime les films dans lesquels on peut faire son propre chemin. Donc, je pense que j’ai eu tendance un peu à faire ça avec mes films et j’espère que le spectateur aimera ça. Vouloir connaître la vérité d’un film, savoir si ce qu’on a ressenti est vraiment ce que le réalisateur a pensé, je ne crois pas que cela ait, en fait, beaucoup d’importance. Je pense qu’on peut voir les choses de manière différente et c’est ça qui est intéressant, c’est ce jeu aussi avec le spectateur. Ce sont des films d’atmosphère, qui reflètent un part de mon monde, à petite échelle, dans lesquels j’espère que les gens aimeront se perdre… et je pense, du reste, qu’il y a des gens qui aiment se perdre.

« Evolution » est une expérience sensorielle. C’est la forme qui fait comprendre le sens. Du reste, la parole est quasi inexistante. Tout passe par le son et l’image. N’est-ce pas là encore le but recherché : convoquer notre imaginaire et des sensations, nous immerger dans votre univers (?)
Oui, tout à fait. Pour moi, le cinéma, en tout cas celui que j’ai envie de faire, ce n’est pas un art verbal, cela ne se situe pas du côté de la parole. C’est peut-être parce que cela a à voir plus avec l’inconscient, et je ne comprends pas parfois pourquoi on ne considère pas le cinéma plus du côté des arts plastiques. Là encore, c’est peut-être quelque chose qui n’est pas très français. Peut-être que je suis très attirée par l’art de manière générale, par la peinture, la photo, l’architecture et, du coup, je vois le cinéma comme un des beaux-arts. Mais cela se situe tout autant, pour moi, du côté de la musique et du son et des arts plastiques que de la littérature, même si je peux être influencée par la littérature… oui, c’est beaucoup un cinéma de la sensation. C’est visuellement que les choses se racontent, et aussi par le son. Parfois, on me dit qu’il n’y a pas de dramaturgie alors que, pour moi, il y en a une, mais c’est peut-être qu’elle ne passe pas effectivement par des actions ou de la parole, elle peut passer par des détails, en fait, ou des éléments visuels qui disent des choses. Mais parfois les gens cherchent l’action ou l’expression verbale, et c’est vrai que mon cinéma ne relève pas de cet ordre-là.

L’eau est omniprésente dans « Evolution » mais aussi, dans une moindre mesure, dans « Innocence ». C’est visiblement pour vous un élément important, mais pourquoi est-il chaque fois associé à la mort ?
Je n’avais pas pensé qu’il était forcément associé à la mort. En tout cas, il n’est pas qu’associé à la mort. Je pense que c’est associé aussi à la naissance, parce que peut-être que la naissance et la mort, ça va ensemble. Pourquoi ? Je ne saurais pas tout à fait répondre. En tout cas, ce qui me plaît dans le fait de filmer l’eau, c’est qu’à la fois c’est très visuel, ça peut prendre plein de formes et ça représente quelque chose d’essentiel ; c’est comme si c’était la nature même. C’est à la fois très physique, matériel mais aussi très abstrait et sans doute que ça renvoie à des choses assez archaïques, tout bêtement aussi au liquide amniotique… Mais pourquoi la mort ? Par exemple, le monde sous-marin, ça peut être très rassurant et aussi très effrayant parce que très inconnu. C’est quand même un élément dans lequel on a oublié comment on respirait. On ne peut plus respirer dans l’eau mais, en même temps, on en vient ; on est plein d’eau soi-même. C’est ambivalent et cette ambivalence de l’eau, du monde aquatique me plaît. C’est justement ça qui est intéressant avec l’eau, c’est que c’est ambivalent : ça peut être l’énergie, la vitalité, la vie mais ça peut être la mort aussi.

Le tournage des plans sous-marins qui nous offre, dès l’ouverture d’ « Evolution », de magnifiques images des fonds marins, a sans doute dû être difficile pour les acteurs, comme pour le chef opérateur.
Absolument. Le chef opérateur du film, Manu Dacosse, n’a pas lui-même fait les plans sous-marins parce qu’il n’avait que quelques expériences de plongée et n’était pas assez habitué à faire des plans sous l’eau, à plonger tout simplement. Donc, on a travaillé avec un plongeur qui fait aussi des documentaires. C’était très bien parce que cet homme, en fait, connaissait très bien les Canaries, les fonds marins et savait où aller. C’était quelqu’un de là-bas. Au début, ce qui était un peu compliqué peut-être, c’était de lui expliquer qu’on ne voulait pas des images documentaires, qu’on aimait qu’il y ait de la saleté dans l’eau, qu’on ne cherchait pas des eaux transparentes où on voit tout très bien, que je ne voulais pas filmer des poissons – même s’il y en a un peu dans le film. Je lui ai parlé des algues, des choses plus abstraites, de la texture des choses, et il a compris ce que je voulais. Il y a deux choses, en fait, dans les plans sous-marins : il y a les plans sans acteurs, qu’il a faits lui-même, tout seul, d’après des images qu’on avait regardées ensemble. Et puis les plans avec les acteurs qu’on a faits évidemment beaucoup plus près de la plage. C’était très difficile pour l’enfant, par exemple, de plonger en apnée. C’est sûr que c’est un petit garçon qui aime l’eau, qui nage bien mais qui n’habite pas au bord de la mer. Et, évidemment, il y a la scène finale où les acteurs ont cette position à tenir, ce qui n’était pas non plus facile. Donc, effectivement, on ne doit pas avoir beaucoup de photogrammes de plus que ce qui est dans le film. Même pour moi ce qui était difficile c’est qu’on n’avait pas de retour vidéo de ce qui était filmé. Donc, il fallait que je mette un masque et que je regarde vaguement sous l’eau ce que les acteurs faisaient. C’était un peu acrobatique et long parce que, du coup, il fallait filmer par bribes, sortir la caméra, regarder ce qui avait été tourné, éventuellement recommencer, et voilà. Sur le tournage, on a dû passer cinq jours sous l’eau quand même. Ce n’était pas totalement évident.

On a dit de vous que vous êtes « le secret le mieux gardé du cinéma français ». On pourrait dire aussi que la distribution en salles de vos films est quasi confidentielle. De quelle manière vos films sont distribués en France ? Comment « voyagent-ils » à l’étranger ?
Je n’ai pas été vraiment très chanceuse avec la sortie en salles d’« Innocence » et d’« Evolution ». En plus de ça, les choses en dix ans ont très mal évolué en France dans le sens où ça devient beaucoup plus difficile pour certains films de sortir dans un nombre respectable de salles. On a eu très peu de salles pour « Evolution ». Il y avait pas mal de spectateurs, mais il y avait très peu de salles. De manière générale, la sortie en salles est devenue difficile pour beaucoup aujourd’hui. Effectivement, je pense qu’il y a vraiment un public pour mes films et je le constate, par exemple, sur la durée de vie d’« Innocence ». La sortie en salles d’« Innocence » ne s’est pas très bien passée non plus. Il se trouve que le distributeur en France n’était pas forcément le bon pour ce film-là, mais, par exemple, au fil des ans, je constate que pas mal de gens ont vu le film en DVD, peut-être sur Internet. C’est drôle parce qu’à plusieurs reprises il y a des gens qui m’ont demandé pourquoi j’ai mis tant de temps à faire « Evolution » après le succès d’« Innocence » ( !?) Et je pense que, sur la durée, le film s’est vu vraiment en DVD, et j’espère que pour « Evolution » ce sera aussi le cas. Après, il y a des pays où ça s’est beaucoup mieux passé. « Evolution » va maintenant sortir au Japon, est déjà sorti dans plusieurs pays en Europe. Il va sortir aux Etats-Unis, puis en Angleterre. Donc, il y a des endroits où ça prend vraiment. Pour ce qui est de la sortie d’« Innocence » en Angleterre, je ne dirais pas que c’était une grosse sortie, mais, là au moins, il y a eu une vraie sortie : ça s’est vraiment passé comme ça devait se passer. Il n’y a pas eu cette frustration qu’il y a eu en France, peut-être aussi parce que les Anglais comprennent mieux ce genre d’univers. De la même façon, pour « Evolution », je pense que le côté film de genre peut plaire davantage aux Anglo-Saxons. Les Américains, les Anglais ont peut-être plus l’habitude de jouer avec cette forme-là. Pour ce qui est de la sortie du film tant américaine que japonaise, c’est pour maintenant, et j’espère que ça va bien se passer. Aux Etats-Unis, on a un assez gros distributeur, donc c’est génial. Ça veut dire que le film va sortir de manière un petit peu correcte… Après, voilà, c’est un film en langue française, un peu bizarre, mais je pense qu’il a une vie internationale. Il y a un grand nombre de festivals qui ont projeté le film et il y a peut-être une quinzaine de pays qui le sortent. Donc, j’espère aussi que, sur la durée, il aura une vie par les DVDs, par Internet, par la VOD… on va voir.

Quand on est artiste, qu’on a du talent et encore plein de choses à dire, peut-on se permettre d’attendre encore 10 ans la sortie de son prochain film ou bien doit-on se résoudre à faire (sans parler de compromis) des films plus accessibles – voire moins atypiques – et, par conséquent, plus facilement « exploitables » ?
Les producteurs diraient « ouverts sur plus de gens ». Ah ça non ! je ne peux pas me permettre d’attendre encore 10 ans, je serai trop vieille… Ces dix années m’ont un peu traumatisée mais je ne le fais pas tout à fait exprès. Par exemple, « Evolution », j’avais l’impression qu’à cause du côté genre ce serait un peu plus facile. Là, j’ai un nouveau projet qui est sans doute assez… un peu mystérieux aussi. Mais il se pourrait que j’en aie un autre qui partirait peut-être de la réalité pour une fois. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai un peu de mal avec le fait de partir d’une réalité. Par exemple, la réalité de faire un film à Paris, ça serait un défi pour moi, et peut-être que c’est un défi que j’ai envie de relever. Ça ne veut pas dire que le film ne décollerait pas, à un moment, de la réalité, mais peut-être je devrais faire ça. « La bouche de Jean-Pierre » est un film qui partait de la réalité et qui, je pense, était peut-être plus compréhensible et accessible à plus de gens. Je ne sais pas faire des compromis. Je me rends compte que je ne peux vraiment faire que des choses que je ressens, donc, après, peut-être chercher en moi des choses qui sont sur d’autres facettes ou d’autres zones. Je ne sais pas si j’appellerais ça un compromis, j’appellerais plutôt ça : essayer d’aller vers d’autres territoires.

Quels sont vos projets cinématographiques ?
Effectivement, comme j’en ai parlé précédemment, j’ai un projet qui est en route au niveau de l’écriture et avec des producteurs. Et donc j’espère qu’ils ne mettront pas 10 ans à trouver l’argent. Et puis, parallèlement à ça, je réfléchis à un autre projet, mais je ne suis pas encore totalement sûre de ce que c’est, sauf qu’il sera justement différent. Je pense que c’est important d’avoir plusieurs projets à la fois… parce que, parfois, c’est un peu compliqué.

Propos recueillis par
Aline Vannier-Sihvola
Helsinki, le 16.09.2016

LE FILM DU MOIS
En février, à la Cinémathèque Orion
« Evolution » de Lucile Hadžihalilović


– Samedi 4 février à 19 h 00
– Mardi 7 février à 19 h 15
– Vendredi 17 février à 19 h 00
– Mercredi 22 février à 19 h 00
– Vendredi 24 février à 20 h 30