Gilles Bourdos

Gilles Bourdos, réalisateur et scénariste français, était l’invité de la 30e édition du Festival international du film de Helsinki – Amour & Anarchie qui s’est déroulée du 14 au 24 septembre 2017. Gilles Bourdos est venu présenter en avant-première son dernier long métrage « Espèces menacées » – sortie en France le 27 septembre –, trois récits sur des relations familiales complexes au travers desquels il traite, avec finesse et pudeur, le sujet grave et sensible de la violence conjugale. Le film est porté par des acteurs remarquables de justesse, notamment Alice Isaaz, Vincent Rottiers, Grégory Gadebois, qui jouent tout en retenue et émotion.

Vous êtes sans doute pour la première fois en Finlande. Qu’est-ce qui vous a décidé à venir – pratiquement directement de La Mostra de Venise – au Festival Amour & Anarchie de Helsinki ?
C’est tout simplement la rumeur très positive des cinéastes français sur ce festival. C’est le bouche-à-oreille des cinéastes : on sait, les uns et les autres, les endroits où il est super d’aller et les autres dont on peut se passer. C’est aussi simple que ça.

Que connaissez-vous du cinéma finlandais ?
Comme tout le monde, Aki Kaurismäki. Toutefois, pour être tout à fait honnête, ce n’est pas totalement un langage cinématographique qui correspond à ma sensibilité, à mes goûts premiers mais, évidemment, je reconnais la poésie, l’humour, des tas de choses qui sont formidables dans son cinéma.Vous venez présenter votre 5e long métrage « Espèces menacées » qui fait suite à « Renoir » que vous avez réalisé en 2012. Un écart de cinq ans sépare systématiquement chacun de vos films. Est-ce le temps nécessaire qui s’impose ou que vous voulez prendre ?
Ce sont de faux calculs, en fait. Ce ne sont pas des écarts de cinq ans. 2012, c’est la date de mise en production du film. J’ai tourné « Renoir » le dernier trimestre de 2012 et le film est sorti début 2013. Un processus de film, c’est trois ans. C’est un an d’écriture et de financement ; c’est un an de fabrication non stop entre le premier jour de repérage jusqu’à la fabrication du DVD. Et si vous avez la chance d’avoir un film qui fonctionne dans le monde entier comme cela a été mon cas – parce que c’est quand même « Renoir » qui a été choisi pour représenter la France aux Oscars –, vous en avez pour pratiquement un an de promotion. Donc, au total, ça fait trois ans. Vous prenez maintenant mon dernier film « Espèces menacées » que j’ai fini il y a un an. Donc, en fait, entre les deux films, il y a seulement deux ans, et non pas les cinq ans annoncés. Vous mettez une date comme si le film était tombé d’un arbre comme une pomme, à une date précise… Le 2 janvier, date de sortie. Mais c’est qu’il faut fabriquer le film entre-temps. C’est long, c’est clair… à moins d’avoir un système de fabrication différent comme ont certains auteurs américains qui ne cherchent pas plus qu’ils n’écrivent leur projet, qui reçoivent les scénarios tout prêts, avec des castings déjà faits, et qui s’occupent très peu de la post-production, etc. Ils ont, par conséquent, une capacité à enchaîner les films beaucoup plus rapidement, mais le système du cinéma français est tel que ce sont les auteurs qui portent le film de bout en bout. Donc, les processus de fabrication sont beaucoup plus longs. Voilà, en gros, pour résumer. Je le dis parce que souvent les dates qui circulent sur Internet sont des dates qui correspondent à des mises en production et pas forcément au bouclage du film… Il faut regarder quand c’est fini.

Diriez-vous que vous avez changé de registre en passant de Renoir à des récits familiaux qui traitent, entre autres, de violences conjugales ?
Non, absolument pas. « Renoir », c’est un film sur la famille. La relation entre un père et un fils, avec une fille au milieu. Et là, dans « Espèces menacées », c’est aussi des questions sur la famille. Il est clair qu’avec « Renoir », il y a un contexte historique singulier et un contexte de personnages, mais il n’y a pas de rupture de thématique. C’est exactement la même thématique qui interroge les liens de filiation.

Comment est né ce projet de film ?
Il est né de la lecture d’un romancier américain que j’aime beaucoup qui s’appelle Richard Bausch. Cet écrivain est très connu aux Etats-Unis mais un peu moins en Europe parce qu’il pratique un genre littéraire peu prisé par les Français qui est la nouvelle. J’avais lu toute une série de short stories de Richard Bausch que j’ai données à lire à mon scénariste, Michel Spinoza, et puis on a pensé qu’en fait on pouvait faire cohabiter ces histoires, les faire s’entrechoquer, puisque le thème central de toutes ces histoires c’est le risque d’éclatement de la famille. Et donc, une construction fragmentaire en éclatement correspondait aussi complètement à la thématique du film. On est alors partis avec ces idées-là. « Inquiétudes », un de mes films précédents, était aussi une histoire de famille. Les histoires de douleurs familiales, de solitudes, d’incapacité à se parler, d’impuissance à communiquer entre les générations, je m’aperçois, en fait, que ça revient spontanément dans mes films.

Qu’est-ce qui vous a plu dans les nouvelles de Richard Bausch pour vous donner l’envie de les adapter, en sachant que ses nouvelles ont la particularité de décrire des rapports familiaux troubles et complexes ?
Je lis énormément, je suis un grand lecteur et, à un moment donné, ça résonne en moi…

Vous racontez trois histoires de famille séparées. Comment avez-vous trouvé les points de jonction entre les récits sans que pour autant, un peu à la manière de « Babel » de Alejandro González Iñárritu, les destins des personnages ne soient réellement liés ?
Ils le sont, d’une certaine manière. Il y a des points de jonction entre les trois récits et, à un moment donné, l’interaction entre les personnages change quand même le cours du récit entre les trois histoires puisque, sans pour autant dévoiler grand-chose de l’intrigue, à un moment donné, c’est le personnage joué par Eric Elmosnino qui envoie chez sa femme cette jeune fille et cela a des conséquences importantes, jusqu’à même un accident qui l’implique physiquement. L’idée, c’était de faire fonctionner ces trois récits autour de ce thème central puisqu’on a, en fait, deux récits où ce sont les pères qui sont mis à l’épreuve par les choix conjugaux de leurs filles et un fils qui est mis à l’épreuve par la vie désastreuse conjugale de ses parents. Et donc, en fait, au lieu de créer de manière artificielle des liens narratifs, je pense que le spectateur moderne est un spectateur qui comprend cette forme mosaïque, fragmentaire parce que tout le monde contemporain est un monde mosaïque. Ouvrez n’importe quels réseaux sociaux, et vous avez un camarade qui vous envoie une photo de ses vacances avec un bout de texte et puis ça vient s’entrechoquer avec le message d’un autre, etc. Regardez, par ailleurs, notre environnement : tout est fragmentaire et tout s’entrechoque, et tout résonne avec tout. On a donc plus misé sur l’intelligence du spectateur contemporain de comprendre que ces histoires étaient liées par leur thématique et qu’elles résonnaient les unes par rapport aux autres et, comme en musique où il y a un thème et des contrepoints, on a fonctionné comme ça plutôt que d’unifier l’ensemble par des artifices de fiction.

Toutefois, une histoire prédomine par rapport aux deux autres. C’est l’histoire de Joséphine qui va donner la structure aux deux autres.
C’est absolument normal qu’une histoire prédomine. C’est incontournable dans ce type de construction. Il ne faut absolument pas avoir le souci de l’équilibre quand on fait ce genre de construction. Si vous voyez un quadrillage de Mondrian, il va y avoir un carré jaune en bas, trois bleus et un rouge, et aucun critique de peinture ne viendra questionner Mondrian sur le fait qu’il n’y a qu’un jaune alors qu’il y a trois bleus ! Donc, ce sont aussi les déséquilibres entre les récits, les entrechoquements qui créent la tension. Il est vrai que le souci de l’unité a toujours été le souci de tous les académismes. Et moi, je trouve ça assez ennuyeux, les choses symétriques.
L’histoire de Joséphine aurait-elle pu à elle seule porter tout le film ?
Sauf que ça fermait le sens de l’ensemble. C’est-à-dire que je tenais à ce que dans ce film-là on ait le sentiment à la fois que c’est au sein des familles que le tragique a lieu – et ça, on le sait depuis toujours, depuis la Bible, en passant par les Grecs et Shakespeare, c’est toujours au sein des familles qu’a lieu le tragique –, mais je voulais aussi dire son contraire, c’est-à-dire que les familles, c’est le lieu aussi de tous les refuges. Et donc la construction des trois récits est diamétralement opposée. C’est-à-dire qu’il y a deux récits qui sont plus légers dans le traitement mais qui commencent de manière très conflictuelle et qui se terminent finalement vers la réconciliation, et il y a un récit qui est beaucoup plus tragique qui commence dans l’euphorie et qui se termine dans le drame. Et c’est pour ça que ces trois récits entrecoupés donnent des résonnances différentes. Ce que je voulais, c’est qu’une construction en mosaïque ouvre le sens aussi des choses, que ça ne ferme pas, que ça ne donne pas un sens unique. Oui, bien sûr, j’aurais pu écrire une histoire uniquement sur Joséphine, mais il aurait manqué, pour moi, quelque chose de mes perceptions du monde et du cinéma. C’est que j’aime bien que le tragique côtoie aussi la légèreté.

Comment avez-vous choisi les acteurs, du moins pour les personnages de Joséphine et de Tomasz ?
Tomasz est joué par Vincent Rottiers avec qui j’avais déjà travaillé, et qui jouait Jean Renoir dans mon précédent film « Renoir », plutôt un gentil garçon alors que dans « Espèces menacées » on le retrouve dans le rôle du mari violent. Le casting est un mélange de beaucoup de gens avec qui j’ai déjà travaillé, et je tiens beaucoup à cette continuité de travail avec les acteurs. Et en ça je m’inscris peut-être dans une lignée de cinéastes, qui remonte à Jean Renoir mais en passant par Altman, sur l’idée de continuer à travailler avec des acteurs, une sorte de troupe qui serait, comme ça peut-être, un héritage inconscient du théâtre. Et puis il y a les acteurs que je connaissais, dont je connaissais et admirais le travail, comme Grégory Gadebois ou Eric Elmosnino, et qui me semblaient être une évidence pour ce film. Quant à la petite Alice Isaaz, qui était la seule que je ne connaissais absolument pas, c’est mon producteur Stéphane Célérier qui m’a dit qu’il connaissait une jeune fille vraiment intéressante et qui m’a conseillé de la rencontrer. J’ai fait tout de suite des essais avec elle, et immédiatement elle m’a bluffé. J’ai su qu’elle aurait la force et à la fois la fragilité, ce mélange de légèreté, de lumière et de force, pour incarner le personnage. Et il y avait aussi une chose intéressante dans son physique qui me permettait de ne pas enfermer le personnage dans quelque chose de type sociétal. Je ne voulais absolument pas que la violence conjugale soit liée à un fait de société qui toucherait un certain type de classes sociales. Ce qui est complètement faux, la violence conjugale traverse tous types de classes sociales, tous types d’individus.

Le rôle de Joséphine est un rôle très exigeant émotionnellement et physiquement, et l’interprétation d’Alice Isaaz est remarquable, toute en rupture, en fragilité. Comment avez-vous dirigé les acteurs pour transmettre cette tension, cette soumission psychologique et physique (jusqu’à parfois l’insupportable), sans toutefois filmer les scènes de violence ?
C’est exact. On ne voit pas de violence dans le film, on ne voit que les conséquences de la violence, sauf à un moment donné sur un balcon, où son mari l’attrape par les cheveux. Mais cela m’aurait été insupportable de filmer la violence de manière frontale. Ça ne m’intéresse pas. Par contre, ce sont les conséquences de la violence qui m’intéressent… évidemment. Et donc, ça demandait de la part d’Alice un vrai travail d’actrice dans la mesure où, pour chaque scène, elle devait se mettre dans un certain état ou, du moins, penser à la situation de quelque chose qu’on n’avait pas tourné. Il fallait qu’à chaque fois elle se projette, qu’elle s’imagine ce qu’elle avait subi quelques heures auparavant avant de jouer. Et donc, c’est là où c’est un pur travail d’acteur… et c’est aussi l’imaginaire de l’acteur, sa capacité d’appropriation d’une situation qui lui permet d’arriver à cette justesse humaine et de transmettre de l’émotion.

Quel rôle attribuez-vous à la musique ? Celle d’Alexandre Desplat ne se voudrait-elle pas apaisante face au caractère oppressant de l’histoire ?
Il y a de tout… il y a des tonalités. Ce que proposait Alexandre Desplat pour le film, ce sont justement des nappes, des choses assez tendues. Dans les scènes où ils sont en famille à la campagne, lorsque le père voit des enfants courir ou quand il est sur l’autoroute, tout ça est une musique, je dirais, qui est plus climatique que narrative. Ensuite, il y a quelque chose de l’ordre un peu plus de la mélancolie, et ce n’est pas Alexandre Desplat qui l’a composé, c’est John Cage que j’aime beaucoup. Je dirais que par rapport à ma collaboration avec Alexandre, avec qui j’ai fait quatre films auparavant, c’est le film le moins musical que j’ai eu à faire avec lui. Mais, une fois de plus, c’est comme avec certains comédiens, la continuité de travail avec Alexandre est très importante pour moi.

Qu’est-ce qui a inspiré des dialogues qui sonnent de manière particulièrement juste ?
C’est le talent de mon co-scénariste Michel Spinosa. Moi, je n’ai pas son talent. Il est un formidable dialoguiste et Richard Bausch aussi. Donc, c’est un mélange des deux, de scènes qui, au départ, étaient assez écrites de Richard et d’énormément d’ajouts ou de scènes entièrement écrites par Michel. Le mérite leur revient, c’est leur talent à eux deux.

La violence conjugale est un sujet malheureusement contemporain et dont on parle peu. Est-ce votre compassion pour l’être humain qui vous a poussé à faire ce film ?
On m’a posé la question – et ce n’est pas le sens de la vôtre, mais je vais y répondre –, on m’a demandé pourquoi j’avais fait un film si noir, si dur. Je ne suis ni pessimiste, ni optimiste, je regarde les faits qui me disent que, par exemple, tous les deux jours en France une femme meurt des suites de la violence conjugale. C’est énorme, sans compter les centaines de milliers de femmes qui sont abusées dans leur vie quotidienne. La violence faite aux femmes est un sujet extrêmement sérieux. Et c’est curieux, car je pense que ce serait une minorité ethnique ou religieuse qui serait victime de tels harcèlements dans notre société, ça ferait l’objet d’un débat national et permanent. Il y a un tabou autour de ces violences conjugales, autour des violences familiales, en général. Il y a vraiment quelque chose de tabou, et la preuve en est c’est que quand j’ai écrit ce projet-là, j’ai eu quand même un refus majeur de toutes les chaînes de télévision. On est bien gentil, une fois que le film est fini on m’invite dans les radios, les télévisions, etc. mais quand il a fallu financer le film, toutes les télés m’ont dit : « Ah, non ! De la violence conjugale, on ne peut pas en entendre parler. » Donc, voilà, on met la poussière sous le tapis, collectivement. Je constate seulement.

Parlons-en, justement, du financement. Est-ce qu’il vous a été difficile de réunir des fonds ?
Un peu plus difficile que mes autres films parce que, justement, à cause du sujet – on ne remettait pas en cause la qualité de traitement –, cela posait problème. Peut-être qu’il y a beaucoup d’hommes dans les processus de décision, et la perception de ces questions-là fait qu’on ne veut pas en entendre parler, que ce n’est pas divertissant, pas rassurant comme sujet. A vrai dire, je n’ai pas été étonné.

Pour ce qui est de la distribution, vous n’avez pas rencontré de problèmes ?
Heureusement, au départ, j’ai eu le soutien inconditionnel de Mars Films et Stéphane Célérier qui sont vraiment les producteur et distributeur du film. Sans eux, sans les gens de cinéma, le film ne pouvait pas exister. Ce que je veux dire, c’est que le financement qui est venu du cinéma a été exemplaire. Par contre, quand je viens avec ce type de sujet et qu’on me fait comprendre à demi-mot que de la violence conjugale, on n’en veut pas dans le service public français… je dois dire que ça me reste un peu sur le coeur.

Que pensez-vous du cinéma français aujourd’hui ?
Sa grande force, c’est sa diversité. Contrairement aux lieux communs sur le cinéma français qui voudrait l’enfermer dans quelque chose de parisien narcissique ou de je ne sais trop quoi, en fait, quand on regarde en détail l’ensemble des propositions du cinéma français, on est d’abord frappé par sa diversité. En tout cas, pour moi, c’est la première chose qui me vient à l’esprit. Je trouve qu’il y a des cinéastes avec des univers très différents, des styles différents, qui font des propositions de cinéma très ouvertes et, en ce sens, je pense que c’est plutôt une époque du cinéma français réjouissante. Et d’ailleurs, ça se voit dans les festivals internationaux : la présence des Français se sent, et de manière majeure, tout le temps. Ça se voit à Cannes, à Venise, à Berlin. Cela veut dire qu’il y a une vitalité quand même de la création française. Je suis plutôt optimiste. Je m’élève absolument contre le fait qu’il y aurait trop de films. Je trouve que c’est une aberration totale. Qui détermine le nombre de films dont on a besoin dans l’année ? Si le marché peut les absorber, tant mieux. Et moi, je ne me préoccupe pas de savoir qu’il y a 700 romans qui sortent à la rentrée littéraire. Mais peut-être qu’il faut 700 romans pour qu’il y en ait 4 formidables. Peu importe. Après, le temps fera son oeuvre de voir ce qui reste de tout ça, mais je trouve que plus il y a des choses qui se font, mieux c’est. On est un pays qui permet à des outsiders, à des gens qui viennent de la marge d’émerger, et c’est par le nombre. On est le pays au monde qui fabrique le plus de premiers films, par exemple. C’est intéressant. Il faut continuer comme ça, même si au bout du compte il n’y a qu’un cinéaste sur trois qui fera un deuxième film. Mais il faut laisser une chance.

Quels sont vos projets cinématographiques ?
Bien évidemment, la promotion de ce film pendant quelques mois, quasiment jusqu’à Noël à mon avis, et après, je vais un peu lever le pied. Sinon, j’ai des tas de projets en cours de préparation, mais parlons d’abord de celui-ci avant de se préoccuper du suivant.

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Helsinki, le 15 septembre 2017