Jean Michel Roux 2

Jean Michel Roux, réalisateur et scénariste français, était l’invité de la 30e édition du Festival international du film de Helsinki – Amour & Anarchie, qui s’est déroulée du 14 au 29 septembre 2017. Après avoir réalisé « Les mille merveilles de l’univers » (fiction – 1997) et « Enquête sur le monde invisible » (documentaire – 2002), Jean Michel Roux a présenté, à l’occasion du Festival, son dernier long métrage documentaire « Pohjolan Enkeli »/« L’ange du Nord » dont la sortie en salles à Helsinki est prévue le 14 novembre 2017. Cet « essai cinématographique » est un documentaire poétique assemblant confessions et visions symbolistes à partir de l’interprétation d’un tableau « L’ange blessé » (1903) du peintre finlandais Hugo Simberg.

Votre rencontre avec la Finlande et les Finlandais semble remonter à loin. Etait-elle au départ liée au cinéma ?
Oui, définitivement. Il y a très longtemps, exactement 27 ans, je découvrais pour la première fois, en 1990, un pays nordique, l’Islande. A l’époque, je préparais un premier long métrage, un film de science-fiction. Donc, ma rencontre avec les Finlandais remonte, en fait, à la découverte de l’Islande pour un projet de film de science-fiction. L’Islande m’a tellement ébloui par la qualité de sa nature et également par le tempérament des Islandais que, des années après, j’ai commencé à faire des films en Islande. J’ai fait deux moyens, un court et un long métrage en Islande. Et, à ce moment-là, j’ai eu la chance d’être invité en Finlande, parallèlement à mes films islandais, au Festival Amour & Anarchie de Helsinki, en 1998. C’était la première fois qu’un festival voulait projeter à la fois mon premier long métrage et tous mes courts métrages. J’ai eu droit à une rétrospective de débutant. C’est ainsi que je suis venu avec la plus grande bienveillance et ouverture d’esprit positive à Helsinki, d’autant que j’ai découvert que les Finlandais étaient assez proches des Islandais dans leur tempérament, dans leur façon de penser mais, à l’époque, j’étais obsédé par l’Islande. Je préparais un long métrage « Enquête sur un monde invisible » qui a mis quelques années à se faire. J’aimais bien venir m’isoler à Helsinki pour préparer mon film islandais que j’ai finalement tourné en Islande pendant l’été 2000. Suite à ça, évidemment, à force de venir en Finlande, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir faire comme film en Finlande. Dans un premier temps, j’ai développé un long métrage de science-fiction que j’ai coécrit avec Lucile Hadžihalilović. C’était, du reste, la première fois qu’elle faisait ça, on est bons amis depuis très longtemps. Je suis donc venu en repérage en Laponie, dans le nord de la Norvège. Le sujet a immédiatement intéressé des producteurs. J’ai passé deux ans à plein temps à développer un film qui se serait tourné en partie dans le nord de la Finlande et de la Norvège, et en France. Puis, finalement, le film étant trop cher, il est tombé à l’eau. Deux ans plus tard, un autre producteur français reprend l’affaire, juge que c’est formidable. Je passe à nouveau deux ans de ma vie à développer ce film qui, une fois de plus, étant toujours ambitieux et cher, ne s’est à nouveau pas fait. A ce moment-là, j’étais venu de plus en plus souvent en Finlande, et c’est alors que j’ai pensé écrire une fiction d’ambition modeste, économiquement parlant. J’ai donc commencé à écrire un traitement d’un sujet franco-finlandais. Les années se sont écoulées sans que rien ne se concrétise vraiment, jusqu’à ce que deux amies finlandaises, l’artiste Marita Liulia et la réalisatrice Saara Saarela, me suggèrent de présenter un projet à la Kone Foundation qui a une résidence, une sorte de Villa Médicis nordique. Et là je découvre que c’était ouvert aux étrangers et au cinéma. C’était il y a quatre ans et j’étais là en vacances, en été. Il fallait vite déposer le dossier avant le 31 août, et je me suis donc concentré sur l’écriture de ce qui est devenu « Pohjolan Enkeli »/« L’ange du Nord ». J’avais une idée complètement floue dans un coin de ma tête sur ce tableau « L’ange blessé » de Hugo Simberg qui m’obsédait déjà depuis trois ans. En une semaine, j’ai pondu les quelques pages qui m’ont permis d’obtenir la bourse de la Kone Foundation. J’ai même pu présenter, suite à cette résidence en Finlande, un script, une version zéro du scénario traduite en finnois par des élèves traducteurs de l’université de Turku, ce qui m’a également aidé. Et voilà qu’au printemps 2015, je reviens à Helsinki pour trouver le producteur finlandais, Kaarle Aho, de Making Movies qui me dit, après avoir vu mon film islandais, que si je pouvais faire aussi bien en Finlande qu’en Islande, cela l’intéressait. Comme quoi, toute cette affaire de « L’ange du Nord » est reliée d’une certaine façon à mon passé islandais.

Que pensez-vous du Festival Amour & Anarchie qui a, semble-t-il, projeté chacun de vos films à leur sortie ?
Depuis ma première venue, suite à ça, ils ont également sélectionné, à chaque fois, tous mes films suivants. Il n’y en a pas eu tant que ça, mais ils m’ont invité trois fois, avant « L’ange du Nord », et donc, cette fois-ci, c’est la quatrième fois qu’ils projettent un de mes films. Par ailleurs, j’ai eu le plaisir, une fois de plus, de rencontrer F. J. Ossang, invité également à ce festival. Je le croise depuis 1983. Je me souviens que mon premier court métrage « Quartier sauvage » (1984) a été projeté plusieurs fois en première partie du premier long métrage de F. J. Ossang « L’affaire des divisions Morituri » (1984), les deux s’inscrivant, en fait, dans la même veine. C’était du noir et blanc en hommage à l’expressionnisme avec l’ambition de faire du cinéma d’espionnage, mais de façon complètement libre.

Quel est votre parcours d’un point de vue cinématographique ?
Quand j’étais adolescent, je faisais du théâtre en province, à Nancy, dans l’est de la France. Le directeur de la troupe était un professeur de français qui animait un ciné-club et on passait notre temps, le week-end, à visionner des films, à répéter. Il y avait un groupe de rock ; on faisait des films en Super 8. Le directeur de troupe, pédagogue, nous poussait à nous exprimer. Et c’est ainsi que de 13 à 17 ans, pendant quatre ans, je n’ai fait que du théâtre et des films amateurs, de façon libre et spontanée. Suite à ça, j’ai compris qu’être acteur ce n’était pas mon truc. J’ai donc décidé de me présenter à l’école nationale de cinéma en France, qui s’appelait l’IDHEC avant La Fémis, et mes parents m’ont laissé aller un an à Paris, à la Sorbonne Nouvelle, pour préparer le concours de l’IDHEC en 1983. Mais voilà que je n’ai pas été sélectionné. Chaque année, ils n’en prenaient que 24 sur les 1 200 qui se présentaient au concours. Comme j’étais 28e, je me suis dit que ça valait peut-être le coup de se représenter l’année suivante car, en fait, souvent dans ces écoles un peu privilégiées, on ne passe pas du premier coup. Et donc, j’avais un an à ne rien faire parce que l’université, ce n’était pas vraiment une école de cinéma. On étudiait la sémiologie du cinéma, mais ce n’était en aucun cas la réalité de faire un film. C’est alors que, par chance, j’ai réussi à avoir une toute petite subvention et j’ai emprunté à ma banque pour produire mon premier court métrage. Et voilà que ce court métrage fini, il est immédiatement acheté par TF1 pour être diffusé la veille de Noël dans une nuit du court métrage. Le film est sélectionné dans des festivals et, du coup, persuadé par mon équipe technique de ne pas perdre trois ans à l’école de cinéma, je décide de ne pas me représenter au concours. Finalement, la vie m’a poussé à être autodidacte. Voilà donc pour mes débuts de réalisateur débutant. Suite à ça, j’avais également le défaut d’être passionné par le genre fantastique. Il faut dire qu’en France, dans les années 80, le cinéma fantastique était quasi inexistant. La vogue du cinéma français, ça a toujours été la perpétuité de la Nouvelle Vague, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, à part les comédies nationales et les espèces de produits pseudo américains de Luc Besson (du reste américains, maintenant). Donc, c’était difficile, mais en même temps ce n’était pas plus mal. Ça obligeait à être déterminé et opiniâtre, à se retrouver face à l’adversité dans le cadre, de ce qu’on appelait, le jeune cinéma français. En même temps, je voyais tous mes camarades du même âge passer vite au premier long métrage, parce que quand on fait des films d’auteur pas chers, évidemment c’est moins coûteux que de faire un film de science-fiction . Je n’ai pu finalement faire mon premier long métrage qu’en 1996 au Canada – 50% produit par le Canada et 50% par la France – qui s’intitule « Les mille merveilles de l’univers », avec Julie Delpy, Tchéky Karyo, Feodor Atkine et Maria de Medeiros.

Vous semblez affectionner les pays nordiques. Vous avez pas mal tourné en Islande, maintenant en Finlande. Qu’est-ce qui vous attire dans la culture de ces pays ?
Ce qui m’attire dans la culture de ces pays, c’est la relation à la nature. Les Islandais ont cette île volcanique ultra-puissante qui fait qu’on est naturellement régénéré quand on pose les pieds sur cette terre. La particularité de l’Islande est d’être à cheval sur deux plaques tectoniques, et il y a donc du tellurisme et du volcanisme. C’est la plus grosse île volcanique sur terre. On est réellement comme les doigts dans la prise Terre au sens pur et quand on va là-bas on est régénéré immédiatement par la puissance de la nature. Du coup, les gens qui vivent dans cette nature puissante sont originaux. A l’inverse, en Finlande, il n’y a pas du tout cette énergie, et ce que j’apprécie beaucoup en Finlande, c’est plutôt la douceur puissante de la nature et le calme et la profondeur des sentiments des Finlandais.

Au vu des films réalisés précédemment – « Les mille merveilles de l’univers », « Enquête sur un monde invisible » –, vous avez à l’évidence une attirance pour l’au-delà, le fantastique, le surnaturel. Il y est souvent question d’elfes, de gnomes, d’esprits, du monde invisible, comme vous l’appelez.
Avant de mettre les pieds en Islande et de découvrir comment la réalité du monde invisible interférait avec la société humaine, c’était quand même déjà très précis pour moi. Je faisais des films d’imagination pure ; j’appréciais de travailler seul ou avec des coscénaristes, et toujours avec des coscénaristes qui partageaient la passion du genre fantastique ou de la science-fiction qui est donc le terrain de l’imagination maximum si on parle de fiction. Et voilà qu’en faisant des repérages pour un film de science-fiction en Islande, je découvre de façon fortuite que beaucoup de gens témoignent, acceptent de parler – pas spontanément parce qu’ils sont timides mais en discutant un peu avec eux – de leur relation avec ce peuple qu’ils appellent les elfes. Je peux vous dire qu’avant d’avoir mis les pieds en Islande je n’avais jamais réfléchi un quart de seconde au mot « elfe », même quand j’étais jeune. Tolkien ne m’intéressait pas. Et voilà que tous ces gens me parlent des elfes. Ça m’a obsédé pendant des années. Et puis après avoir fait « Les mille merveilles de l’univers », un film de pure fiction au Canada, je suis retourné en Islande pour comprendre ce que voulait dire cette situation de relation entre des êtres humains et des elfes. J’ai eu la chance de pouvoir faire un premier 26 minutes pour Canal+, qui s’appelait « Elfland », une sorte de maquette du long métrage. C’était tellement passionnant et beaucoup plus puissant que ce que je pouvais imaginer tout seul dans ma chambre quand je pensais à un film de fiction. J’ai donc eu finalement la chance de convaincre une productrice française de financer le long métrage. Pas uniquement sur les elfes, du reste, mais sur le monde invisible, c’est-à-dire aussi les fantômes, les monstres aquatiques et les anges. Et c’est ainsi qu’un bref chapitre sur les anges et les guides spirituels est apparu dans ce long métrage, « Enquête sur le monde invisible », qui est sorti en 2002. Mais je n’avais fait qu’effleurer le sujet, et je me disais que les anges étaient un sujet important dans l’absolu. Mais fallait-il encore trouver une opportunité pour le développer, car je n’allais pas refaire une enquête en Islande sur les anges.

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Alors, comment est né le projet « Pohjolan Enkeli »/« L’ange du Nord » ?
Voilà qu’un jour, par hasard, je découvre, non pas en Finlande alors que j’y venais deux fois par an dans les années passées, mais à Paris dans un magasin, une petite image, une reproduction de « L’ange blessé » de Hugo Simberg. Je l’achète. Je la pose dans mon salon et je la regarde tous les jours pendant des mois. C’était vraiment curieux. Cette image me troublait, m’intriguait. Je n’avais même pas remarqué que c’était finlandais. Le nom Hugo Simberg ne m’a pas fait percuter sur l’idée que ce pourrait être un peintre finlandais, jusqu’à ce qu’un ami vienne dîner chez moi et me dise que c’était son tableau préféré de toute l’histoire de la peinture nordique et me recommande d’aller voir le tableau à l’Ateneum de Helsinki. Il y a environ sept ans, je reviens donc à Helsinki, en plein hiver. Je vais au musée et, là, je connais ce qu’on nomme en français « le syndrome de Stendhal ». Je vois l’œuvre en vrai, en grand et je suis réellement dans un état de fascination, de trouble, particulièrement à cause du fait que les enfants représentés sur le tableau sont exactement à l’échelle humaine. Donc, on est face à un monde réel, on n’est pas dans une vision biblique avec des rayons qui tombent du ciel. Là, les nuages sont gris, il n’y a pas d’ombre, c’est un jour gris quelque part dans une zone désertique que souvent les gens pensent être la Laponie, et c’est ce que je pensais aussi. Et je suis tétanisé par le tableau en taille réelle après l’avoir vu sur une carte postale chez moi pendant plusieurs mois. Et le hasard fait que la régisseuse de la Villa Eläintarha où je séjournais, près de la baie de Töölö, avait justement un livre sur « L’ange blessé » de Marjatta Levanto, publié il y a vingt ans. Je découvre donc, par les photos de repérage faites par Hugo Simberg autour de la baie de Töölö, que je dors à 100 mètres du paysage qui l’a inspiré. Quel hasard ! La vie me pousse dans le tableau directement. Et puis, surtout en lisant les commentaires de ce livre unique, je découvre que le peintre n’a jamais donné aucune explication, que même le titre a été attribué après coup. En fait, au départ, c’était trois petits points entre parenthèses. Donc, il ne voulait rien expliquer. Par ailleurs, j’apprends que ce tableau a été élu récemment le tableau le plus aimé de la population finlandaise et que tout le monde le connaît depuis l’école maternelle vu qu’il est dans tous les livres et qu’il est souvent en poster dans les écoles et que, comme il n’y a jamais eu d’explication, chacun, soi-disant, irait de sa propre opinion pour expliquer la scène. Alors, là-dessus, intrigué, je commence à montrer la reproduction du tableau à tous les Finlandais que je rencontre et je découvre à quel point l’œuvre est puissante, c’est-à-dire que les gens passent deux minutes, avec des yeux très sérieux, à regarder le tableau et puis, ils se mettent à ouvrir leur mémoire, leur coeur, leur pensée et ils parlent pendant une demi-heure. C’est toujours varié et différent, et je me rends compte que le tableau est une sorte de clé qui ouvre les portes de l’inconscient humain. Rentré à Paris, je fais le test avec des Français, et je vois que c’est également puissant dans un sens différent, parce qu’à Paris les gens ne connaissent pas le tableau, et donc, je me dis de façon floue que ça pourrait faire peut-être un sujet de film. Mais c’est tellement flou et arty que ça risque de n’intéresser personne. Et puis je ne suis pas, personnellement, spécialiste des films historiques et biographiques sur l’art. Le tableau est finlandais, donc en France, personne ne s’intéresse à un tableau finlandais et pis, en Finlande, il n’y a pas d’argent pour un réalisateur français… jusqu’à ce que j’aie la bonne opportunité de présenter le projet à la Kone Foundation.

Pourquoi ce tableau vous a-t-il inspiré ?
Il y a, au centre du tableau, la figure de cet ange qui m’intéresse depuis longtemps, depuis mes explorations dans le monde invisible en Islande. L’ange est une des figures symboliques les plus puissantes de l’imaginaire humain. Dans toutes les religions, dans tous les systèmes spirituels on parle d’anges depuis des milliers d’années. La question de la nature des anges m’importe au plus haut point. Finalement, qui sont ces êtres que quelques clairvoyants voient a priori comme ils voient les elfes, mais qui sont également un symbole puissant dans l’imaginaire collectif ? Sont-ils issus ou pas de l’inconscient collectif ? Ce sont là des questions fondamentales qui nous ramènent à Jung et à ce qu’il y a de plus profond dans l’âme humaine. Plus le fait que cette œuvre étant finlandaise et étant aimée du peuple finlandais, elle nous parle de l’âme finlandaise mais, dans l’absolu, l’âme finlandaise, c’est l’âme humaine. Ce qui m’intéressait dans ce tableau et dans la démarche de commencer ce film, c’était le fait qu’une enquête uniquement dans ce pays avait l’intérêt d’être totalement locale pour être d’autant plus universelle.
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Par ailleurs, dans ce tableau, il y a beaucoup d’imagination, beaucoup de fantaisie, c’est-à-dire que la situation pourrait être tirée d’un conte de fées. Deux jeunes adolescents transportent un ange blessé… cette image n’est pas copiée sur une mythologie préexistante. J’ai également étudié les autres œuvres du peintre Hugo Simberg. Il met en scène des anges dans d’autres tableaux, il met en scène de jeunes enfants, des adolescents et la mort. En particulier, il faut mentionner qu’il y a une seconde version de ce tableau dans une cathédrale en Finlande qui est réputée pour être également la plus aimée des églises par le peuple finlandais. A Tampere, il y a cette cathédrale où Hugo Simberg a repeint son tableau. Il a eu la commande en 1906 de faire une grande fresque dans toute l’église, une église qui a l’originalité de ne présenter aucune image du Christ, ni aucune croix et pour laquelle Hugo Simberg a eu la liberté de faire plusieurs fresques sur les murs. Du coup, il a reproduit « L’ange blessé » et il a également reproduit « Le jardin de la mort » sur lequel on voit des squelettes habillés en moines qui s’occupent d’un jardin avec une certaine légèreté, un certain humour. En général, cette image provoque une sorte de bien-être. La mort n’est pas effrayante, la mort prendra bien soin de vous, c’est en gros le message qu’on reçoit quand on est face au « Jardin de la mort » de Hugo Simberg. L’artiste met en scène des squelettes qui vivent. Il a aussi mis en scène des petits diables, plusieurs fois des anges, beaucoup d’enfants. La première fois que j’ai visité Tampere, cette idée de fresque a inspiré le film puisque le film est « une fresque » réalisée aux quatre coins de la Finlande, avec beaucoup d’images, de propos, de situations et d’émotions variés. On peut appeler ça « une fresque », vu que ce n’est pas uniquement filmé au musée avec des gens assis qui parlent, comme dans certains documentaires. Par ailleurs, ce n’est pas non plus une œuvre historique ou biographique. Le tableau est au centre du film en permanence, mais il sert de prétexte pour s’interroger sur ce qui est unique à l’âme finlandaise et, du coup, ce qu’est l’âme humaine, ce que sont les anges et ces relations que les hommes ont avec les anges. Ce qui m’a beaucoup touché dans ce tableau et qui m’a poussé à passer autant d’années à faire un film, c’est qu’il y a à la fois du divertissement et un aspect métaphysique. C’est-à-dire que l’image est comme une scène de fantaisie divertissante, dans le sens où on plonge dans un monde différent qui crée une interrogation… on est dans un suspense, finalement. La question originale, c’est : Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Qui sont ces trois personnages ? Et, en même temps, comme on peut le voir à travers les personnages du film et comme je l’ai découvert très tôt en commençant à interroger des gens en Finlande et aussi à Paris, une partie des réponses, un tiers au moins, sont métaphysiques. Et, personnellement, ça m’a toujours plu, les oeuvres de cinéma qui associent divertissement et métaphysique. Même si on parle beaucoup de la mort dans le film, l’idée c’est d’en parler de façon variée, parfois légère et parfois profonde, mais sans qu’on quitte le film en étant plombé par un sentiment sinistre. Comme le disent certains personnages, dans ce tableau la mort n’est pas sinistre. Quand on sait que le peintre était en danger et qu’il était très malade à l’époque. Il a quand même arrêté de peindre pendant une longue période, plus d’un an, juste pour préparer une image, cette image. Il a fait des centaines de croquis, des photos que j’ai eu la chance de trouver dans le livre sur le making of du tableau. C’est-à-dire qu’il était obsédé par l’idée de créer une oeuvre avant qu’il meure et, finalement, il a survécu à sa maladie une quinzaine d’années.

Quelle est votre interprétation personnelle du tableau de Hugo Simberg « L’ange blessé » ?
Quand on est en Finlande, c’est difficile d’avoir un point de vue extérieur vu qu’on voit ce tableau dès l’école primaire. Et en France, certaines personnes ont jugé que c’était un tableau naïf ou enfantin. Akseli Gallen-Kallela a eu droit à une rétrospective historique au Grand Palais. Jamais personne n’a fait aucune exposition de Hugo Simberg en France, c’est-à-dire qu’il est mal perçu par les critiques d’art, contrairement à son maître Akseli Gallen-Kallela. Personnellement, je trouve que, et heureusement qu’ils sont différents, Hugo Simberg est aussi important en termes d’originalité formelle et picturale. Mais alors, pourquoi ce tableau ? La raison de ce film, comme la raison du succès de ce tableau, c’est que ça reste une énigme et un mystère. Il y a eu déjà des centaines d’ouvrages publiés sur Mona Lisa, et les gens essaient de décoder le mystère de Mona Lisa. Personnellement, je ne vois que quelqu’un qui sourit et à l’arrière-plan des décors un peu vaporeux dans le style sfumato de Da Vinci, mais je ne suis pas du tout fasciné par Mona Lisa. C’est le tableau peut-être le plus célèbre de l’histoire de l’humanité de nos jours, mais personnellement il ne me touche pas du tout. « L’ange blessé » est une énigme autrement plus profonde, perturbante, puissante avec une infinitude de couches d’interprétations possibles – c’est le sujet du film – et, aujourd’hui, après toute cette enquête, je n’ai personnellement toujours pas résolu l’énigme du tableau… et ce n’est peut-être pas plus mal. Chaque fois que je revois le tableau, et je suis encore allé au musée la semaine dernière, il me stupéfie et donc, j’ai fait ce film parce que je ne peux pas moi-même l’interpréter. Le tableau ouvre des portes dans l’imaginaire, dans le conscient et l’inconscient autrement ou aussi mieux que la fameuse tache de Rorschach, ce psychanalyste qui faisait une tache sur une feuille de papier qu’il pliait en deux et puis qu’il montrait à ses patients – équilibrés ou déséquilibrés – et chacun y allait de son symbolisme personnel. Mais le tableau provoque des réactions chez les gens à tous les niveaux et à tous les âges de la vie. J’ai quasiment passé trois ans pour préparer ce film, le développer, trouver les personnages et les témoignages et, après trois ans de recherche et d’enquête, le tableau reste un mystère pour moi. Donc, ma réponse, c’est le film… c’est 90 minutes de cinéma.

Combien de temps cela vous a-t-il pris jusqu’au montage et sa réalisation finale ?
Je travaille sur ce film depuis trois ans, depuis que j’ai commencé le pré-développement du film grâce à la bourse qui m’a permis de travailler deux mois. Suite à ça, le travail à plein temps a commencé il y a deux ans. On va dire que sur trois ans j’ai travaillé deux ans minimum à plein temps. Et le film s’est tourné entre mars 2016 et mars 2017, sur 13 mois, mais en plusieurs périodes. Donc, à travers les saisons je suis venu cinq fois tourner le film pour une durée totale de 32 jours de tournage.

Comment avez-vous procédé quant au choix des personnes, au mode de narration ?
Il fallait trouver des personnes finlandaises intéressantes, qui avaient quelque chose à dire parce que je n’allais par interroger 5 millions et demi de Finlandais. Donc, comme j’avais déjà fait des enquêtes en Islande sur d’autres sujets, j’étais un peu entraîné à spontanément chercher dans toutes les directions. Là, le tableau me disait qui aller chercher. Par exemple, puisqu’il y a trois adolescents sur le tableau, ça m’intéressait de discuter avec des adolescents. Le tableau parle de quelqu’un de blessé, donc ça m’intéressait de rencontrer des gens blessés, un handicapé, et puis il y a des gens sur le tableau qui aident quelqu’un qui est meurtri. Du coup, ça m’intéressait de rencontrer un ambulancier, un thérapeute, un psychiatre… des gens qui aident ceux qui vont mal, naturellement. Et puis après, ça m’intéressait également de rencontrer des gens dans plusieurs régions de Finlande puisqu’on n’a pas la même mentalité quand on habite à Kilpisjärvi ou Helsinki. Donc, entre Kilpisjärvi et Helsinki, j’ai eu le temps de rencontrer des gens, pas partout, mais à Ranua, Kuusamo, Oulu, Tampere, Turku… Je suis allé dans différentes zones de la Finlande avec l’idée que, selon les régions, les gens ne parlent pas de la même façon et n’ont pas les mêmes opinions. A part ça, je n’ai pas l’ambition d’être ethnologue. Mon enquête est subjective et poétique, mais elle repose sur une sélection établie à travers des centaines de témoins rencontrés préalablement au tournage du film. Après, évidemment, une fois que je trouve quelqu’un d’intéressant, dans un premier temps je discute avec cette personne, souvent les Finlandais parlent comme moi un anglais middle-of-the-road, et s’ils sont trop jeunes ou trop vieux on passe par un interprète. J’ai un dictaphone ; on parle pendant longtemps et puis je rentre chez moi, j’écoute la conversation en anglais moyen, je la traduis en français, je sélectionne dans cette traduction en français les passages qui me semblent les plus intéressants, les plus riches puis je les fais retraduire en finnois et je fais envoyer le texte traduit en finnois aux gens qui m’intéressent. « Vous m’avez dit ça il y a deux mois et demi, est-ce que vous êtes toujours d’accord éventuellement de le dire face à une caméra ? » Et là-dessus, il y a plusieurs réactions : soit les gens disent – et c’est assez drôle, d’ailleurs, parce qu’il y a quand même déjà trois niveaux de traduction – que c’est très bien, que c’est exactement ce qu’ils ont dit, et puis il y en a d’autres qui disent que ce n’est pas du tout ce qu’ils ont dit et que, par ailleurs, ils ne veulent pas être dans mon film. Et puis, enfin, il y a ceux qui disent : « Oui, je veux bien, mais laissez-moi adapter tout ça. » Bien sûr, ils disent ce qu’ils veulent. Je ne manipule pas les paroles des gens. Et donc, dans ce cas-là, ils modifient en finnois. Mais comme je veux savoir avant le tournage ce qu’ils ont modifié, je fais retraduire en français et là, j’ai une sorte de dialogue du film, sauf que ce n’est pas moi qui l’ai écrit, ce sont les gens eux-mêmes. En fait, c’est organisé comme une fiction, avec une part d’improvisation, et puis tous ces gens n’étant de toute façon pas des acteurs, personne ne parle donc mot à mot comme dans une pièce de théâtre. Les gens brodent autour de ce qu’on a choisi ensemble de tourner, de raconter à la caméra. C’est donc un travail de longue haleine en termes de traduction.

Combien de témoignages avez-vous recueillis et combien, au final, en avez-vous gardé dans le film ?
Si je compte les témoignages recueillis en préparation du film, il doit y en avoir quelques centaines… je dirais quatre cents ou cinq cents. Il y a beaucoup d’enfants, d’adolescents et je n’ai pas gardé tous leurs témoignages, peut-être à la fin une quinzaine d’adolescents et d’enfants qui, eux, ont des commentaires brefs et spontanés – les enfants ont une façon d’aborder le tournage d’un film qui n’est pas celle des adultes. Quant aux adultes, j’ai dû, au final, en filmer 70 pour en garder une petite quarantaine pour le film.

angel_17Il y a de très belles images, parfois surexposées pour évoquer, sans doute, le monde des esprits.
Les images sont surexposées parce qu’on n’a pas le temps d’éclairer et c’est un choix esthétique. Par ailleurs, la surexposition a un charme cinématographique qui m’intéresse, mais les images sont souvent surexposées pour que les visages soient bien exposés et de fait, les fenêtres et le ciel sont surexposés. En fait, j’ai passé beaucoup de temps avec le chef opérateur finlandais, Joonas Pulkkanen, à trouver la bonne caméra, les bons objectifs, les bons filtres. On a fait plein d’essais en amont et une fois qu’on a été contents du choix final, après on ne se posait plus de questions photographiques pendant le tournage. Il n’est question à ce moment-là que de cadrage et d’angle de prise de vues.

Vous avez choisi de diviser le film en chapitres, par thèmes. Cela a-t-il facilité le montage ?
Le film n’est pas du tout issu d’une pure improvisation. Dès la première étape de l’écriture, j’avais organisé le film en chapitres. Le fait d’organiser le film en chapitres m’aide à structurer le sujet du film, qui est quand même fragile et parfois abstrait. Le sujet en soi n’est pas aussi romanesque qu’une histoire d’amour ou une histoire de meurtre, et donc il faut le structurer. Il y a des thèmes différents abordés dans le film et puis, c’est un truc de mise en scène qui permet de faire des pauses et de créer une interaction entre le cerveau du public et le film, parce que le titre du chapitre fait réfléchir et donc la réflexion est interactive. Le spectateur a parfois besoin de sentir qu’il y a un rythme et un ordre qui ordonnent le tout. C’est bon pour la réceptivité du public et, par ailleurs, c’est également à la fois narratif et poétique. Certains chapitres sont plus narratifs, certains autres sont plus poétiques. C’est entre la pédagogie et la fantaisie.

La musique revêt un rôle important dans votre film et contribue à nous faire entrer dans un climat d’étrangeté. Comment votre choix s’est-il porté vers tel compositeur et tels morceaux de musique ?
Dans un premier temps, puisque j’ai le plaisir et l’honneur de faire un film en Finlande, j’ai cherché des musiques finlandaises qui m’inspirent. J’écoute beaucoup de musique avant le tournage. En gros, j’avais trouvé toutes les musiques qui sont dans le film six mois avant le début du tournage. Et ça a également une vertu car il faut négocier les droits de synchronisation. Et plus on sait en amont ce qu’on est sûr de garder, plus c’est simple de pré-négocier les prix des musiques. Et donc, suite à des repérages il y a très longtemps, quand j’étais venu en 2001 pour la première fois en Finlande, j’avais déjà trouvé en Laponie, à Inari, au musée des Samis, un disque de Wimme Saari et de Tapani Rinne. Donc, cela faisait des années que je connaissais la musique de ce duo original : c’est un chanteur sami avec un compositeur finlandais non sami qui joue aussi bien d’instruments à vent que d’instruments électroniques. Et donc, naturellement, j’ai rencontré Tapani Rinne qui m’a offert tous ses disques que je n’avais pas encore. Et ça prend du temps de prospecter à travers des heures et des heures de musique pour repérer 37 secondes qui, tout d’un coup, vont être fulgurantes avec des images. Par ailleurs, ça faisait longtemps que je connaissais Einojuhani Rautavaara. J’avais déjà utilisé un petit passage de « Angel of Light » dans « Enquête sur le monde invisible » et, cette fois-ci, je pensais que ça servirait comme thème symphonique qui revient plusieurs fois dans le film. On a également utilisé pour le générique de fin le « Cantus Arcticus » qui est également une sublime œuvre musicale, un hymne à la nature, à l’Arctique. Il y a deux œuvres de Rautavaara ; il y a six œuvres de Tapani Rinne et Wimme Saari. Suite à ça, je suis allé chez Digelius, où j’ai pu écouter plein de musiques atmosphériques au casque et j’ai découvert Esa Kotilainen. Par ailleurs, cela faisait longtemps qu’évidemment je connaissais Sibelius, et donc « Sydämeni Laulu »/« La chanson de mon cœur » que j’écoutais depuis quinze ans au moins. Et puis, le hasard de la musique a fait que, pendant que je préparais ce film en France, je suis allé chez un ami dont le père était critique musical. Et parmi des dizaines de milliers de CDs, j’ai trouvé plusieurs disques du Tapiola Choir et, en lisant le livret, j’ai vu que ce Chœur avait l’originalité de ne faire chanter que des adolescents. Et comme « L’ange blessé », ce sont des adolescents, de retour en Finlande, j’ai donc appelé Pasi Hyökki, le directeur du Tapiola Choir et on a convenu que la chanson « Sydämeni Laulu » serait la bonne chanson à faire chanter live pour le film. Suite à ça, j’ai découvert par hasard, à l’occasion d’un anniversaire à Oulu, « Huutajat », le Chœur des hommes. J’ai alors sympathisé avec le directeur de ce chœur spectaculaire, Petri Sirviö, qui m’a dit avoir déjà composé une version de « Sydämeni Laulu ». A ce moment-là, je me suis dit que ce serait bien de mettre les deux versions dans le film, ce qui ferait une sorte de diptyque dynamique. Donc, tout ça pour dire que la musique finlandaise est très présente dans ce film. Et comme on est au nord du monde, je ne suis pas nationaliste, je suis allé écouter les derniers enregistrements du Norvégien Biosphere, Geir Jensen, que j’avais beaucoup utilisé dans le film islandais. Et puis, comme je connais l’Islande, j’ai découvert deux disques récents – l’un des deux n’est même pas encore édité – de chanteurs islandais. Plus quelques musiques additionnelles de France et des Etats-Unis.

Dans quelle catégorie situez-vous votre film ? Documentaire, docufiction ?
Très sincèrement, même si c’est un mot jamais utilisé au cinéma, c’est un essai cinématographique de la même manière qu’il y a des essais en littérature qui ne sont ni des reportages documentaires ni de la fiction. Mais absolument pas un docufiction parce que le film s’appuie majoritairement sur une base documentaire à environ 80% ou 85%. Il y a effectivement des scènes de fiction parce qu’il y a des acteurs qui rejouent, par exemple, la scène qu’on voit sur le tableau et ce qui se passe avant et ce qui se passe après, mais ce sont des scènes symbolistes avec des enfants, et ce n’est pas un docufiction comme on a l’habitude de voir des reconstitutions à la télévision avec des acteurs. Dans mon cas, ce sont de pures pauses poétiques pour permettre au spectateur d’intégrer un petit peu les propos qu’il a entendus. C’est indispensable pour la qualité de l’écoute du spectateur dans ce genre de sujet où il y a beaucoup de gens différents qui parlent. En fait, j’ai fait beaucoup de tests déjà dans mes films précédents islandais, et il y a une limite à l’attention aux propos, même s’ils sont formidables ; c’est-à-dire que, tout d’un coup, au bout de dix minutes, ce n’est plus possible de continuer à laisser parler les gens à l’écran, le cerveau fatigue. C’est un documentaire qui casse les règles du genre documentaire de par l’utilisation de scènes symbolistes, de musique live, de par le fait qu’il n’y a aucune voix off. Par exemple, en tant que spectateur, j’apprécie le fait qu’on ne prenne pas les spectateurs pour des idiots et qu’on n’oblige pas les gens à penser, en leur donnant à la petite cuillère ce qu’il faut penser. C’est-à-dire que le spectateur est libre de penser ce qu’il veut face aux témoignages des gens qui parlent à l’écran. Il n’y a pas en plus une voix off qui enfonce des clous pour surligner des choses qui n’ont pas besoin de l’être. Donc, c’est un choix… pas radical, mais il y a beaucoup de documentaires où le réalisateur s’exprime à voix haute en permanence. J’ai également fait le choix de ne pas faire apparaître à l’écran les noms des personnages. Je me suis rendu compte qu’en fait ça polluait la lecture du film, le spectacle. A part ça, j’ai fait attention qu’au début du générique de fin apparaissent suffisamment longtemps les noms des gens dans l’ordre d’apparition, par chapitre. Comme je l’ai précédemment mentionné, le film est organisé en chapitres, et c’est également quelque chose qui n’est pas fréquent au cinéma ou dans les documentaires tout court. Le film est finalement découpé en huit chapitres qui ont chacun un titre qui est soit thématique, soit poétique, soit les deux. J’ai mis du temps à trouver la bonne balance des titres de chapitres.

Avez-vous eu des difficultés à trouver des fonds pour financer ce projet ? La France est-elle impliquée ?
En fait, j’ai mis du temps avant de trouver le bon producteur. J’en ai rencontré plusieurs jusqu’à ce que je rencontre Kaarle Aho de Making Movies qui, après avoir lu le scénario et visionné le DVD d’ « Enquête sur le monde invisible », a jugé que c’était une bonne idée. Là-dessus, il m’a prévenu qu’en Finlande ce n’était pas comme en France, qu’ici on procédait par étapes, alors qu’en France on fait un film ou pas, il y a l’argent on tourne le film, il n’y en a pas on ne le fait jamais. Du coup, j’ai rapidement compris que j’allais venir souvent, que ça se ferait en plusieurs fois. Le tournage a, en fait, été échelonné sur cinq périodes différentes entre mars 2016 et avril 2017. Du coup, je me suis adapté. Le financement est donc majoritairement finlandais et le producteur a réussi à monter le financement de manière classique. Ceci dit, ce n’est pas un budget de fiction, c’est un budget modeste en termes de long métrage, mais un budget tout à fait intéressant en termes de documentaire, parce que c’est un documentaire pour le cinéma. C’est-à-dire que le film sort en salles avant de passer à la télévision. Il y a de plus en plus de documentaires qui sortent dans les salles de cinéma depuis une quinzaine d’années, voire vingt ans, et certains ont du succès d’autres pas, mais il y a de plus en plus de gens qui vont voir des documentaires en salles. Depuis « Enquête sur le monde invisible », je travaille régulièrement avec un producteur français qui s’appelle Mathieu Bompoint de Mezzanine Films, complice depuis quinze ans déjà. Ce dernier s’est d’abord occupé de gérer le budget du montage à Paris. Ensuite, il a rencontré le producteur finlandais Kaarle et ce dernier, ayant besoin d’un co-producteur français pour des raisons de montage financier, Mezzanine Films est devenu naturellement le coproducteur minoritaire du film. Du coup, le film est coproduit par la France et Mezzanine Films a déjà des idées de possible distributeur en France. Donc, dans l’ordre : le film sort en salles en Finlande le mardi 14 novembre et, début 2018, on espère montrer le film dans des festivals internationaux. Ensuite, on va s’occuper de trouver un distributeur à Paris.

Le film sera diffusé mi-novembre en Finlande (sortie le 14.11.2017). Qu’en est-il de la France, de la chaîne de télévision Arte, des salles d’art et d’essai ?
Alors, ce qui est drôle, c’est que pendant le montage financier, un film a toujours besoin de pré-achat. On a donc proposé le film à Arte qui a trouvé que c’était un sujet trop finlandais… alors qu’ils avaient besoin de programmes liés à la célébration en décembre du centenaire de l’Indépendance de la Finlande. Ils n’ont pas voulu préacheter ce film pour 2017. Bien sûr, ce n’est jamais définitif. Maintenant, le film existe et peut-être qu’un de ces jours Arte l’achètera a posteriori, indépendamment de la célébration du centenaire de l’Indépendance qui, de toute façon, prend fin le dernier jour de décembre de cette année.

Qu’est-ce que cette enquête vous a appris ou confirmé sur les Finlandais, sur leur personnalité ?
Evidemment, et c’était récurrent, le sujet du tableau amène beaucoup de Finlandais à parler de leur relation avec des proches décédés. Au centre du film, il y a le témoignage de cette fermière qui habite près de Turku, dans le sud-ouest du pays, pour qui, très clairement, « L’ange blessé » lui évoque sa fille décédée à l’âge de 11 ans, mais elle n’est pas la seule. Il y a plein de gens pour qui cet ange, c’est un proche décédé. Ainsi, j’ai pu comprendre qu’en Finlande, si on compare avec la France, il y a un rapport beaucoup plus profond lié aux défunts de la famille, aux proches. Il y a également les différentes guerres qui constituent une sorte d’égrégore assez puissant toujours présent. J’ai pu remarquer que la Seconde Guerre mondiale avec ses différentes couches de batailles en Finlande est là dans la psyché. Ce n’est pas dans l’inconscient, mais dans le conscient, car des gens jeunes me disent qu’ils sont sous l’emprise des commentaires de leurs parents, de leurs grands-parents liés à la guerre et à tous les morts disparus. angel_38
D’une autre façon, le tableau nous parle aussi de l’au-delà puisque, de façon plus spirituelle et plus abstraite, beaucoup de témoins du film voient que ces deux garçons transportent cet ange dans ce qu’on appelle en Finlande « Tuonela », une sorte de pays de l’autre côté du fleuve de la mort, qui n’est ni le Paradis ni l’Enfer, l’au-delà en quelque sorte. De façon plus locale et plus précise, on m’a parlé également de ce qui n’est pas traduisible, le « sisu ». Ces deux garçons ont cette force intérieure qui, malgré le drame apparent sur leur visage, est d’affronter les problèmes de l’existence. Le « sisu » est quelque chose de très répandu dans le nord de la Finlande, et beaucoup moins ici, au sud, en ville. Evidemment, il y a quelque chose d’autre qui est apparent dans le tableau, mais qui est un aspect humaniste du tableau : on aide ceux qui vont mal. C’est quelque chose qui est peut-être plus répandu en Finlande qu’ailleurs en Europe, et encore plus à la campagne en Finlande qu’à Helsinki ou dans les grandes villes. Et puis, par ailleurs, ce qui différencie beaucoup les Finlandais des Français et qui, en passant, les rapproche des Islandais, c’est qu’ils sont assez bourrus et froids au premier abord, mais une fois qu’on se connaît, c’est pour la vie. Ce n’est pas la même chose en Suède, par exemple. J’ai remarqué que les Suédois sont très accueillants à la première seconde, puis, cinq minutes après, c’est difficile de les retrouver, alors qu’en Finlande, c’est l’inverse. Les Finlandais sont intenses dans leurs sentiments et dans leur engagement à l’égard de ceux qu’ils connaissent, qu’ils apprécient ou qui sont leurs amis.

En finnois, le pronom personnel sujet ou complément est le même qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Par ailleurs, à l’instar de plusieurs autres langues mais pas du français, il existe un pronom neutre en finnois. Or, dans le film, certains considèrent l’ange de Hugo Simberg comme une fille, et la traduction anglaise y fait, du reste, systématiquement référence au féminin. Qu’en sera-t-il en français, quand on sait que le nom « ange » est masculin et que les écrits relatent des apparitions d’anges sous forme masculine bien que les anges soient également décrits comme asexués ?
Bonne question. On va dire que le catholicisme est venu de Rome, donc un pays méditerranéen et que, dans la tradition catholique et méditerranéenne, les anges sont masculins ou asexués. Mais voilà que là on parle d’une œuvre qui est détachée de toute religion. La figure de l’ange est représentée par une jeune femme blonde. Ayant vu les photos de préparation du tableau, le peintre a fait poser des jeunes filles sur le brancard pour préparer son tableau. A l’oeil, c’est plus une fille qu’un garçon, même si, évidemment, dès qu’on a les cheveux un peu longs, on pourrait dire que garçon et fille peuvent être confondus. angel_21angel_36Clairement, dans ce tableau, la plupart des Finlandais disent « cette fille ». Pour eux, c’est une jeune fille transportée par deux garçons. Par ailleurs, il a fait d’autres tableaux où apparaissent des anges. Par exemple, il y a un tableau célèbre de Hugo Simberg où il y a un homme qui est dans les bras d’un(e) ange féminin(e) pendant que sa femme pleure à ses côtés parce qu’elle sent qu’il l’abandonne pour cette ange féminine concurrente. Donc, l’ange est clairement féminin dans l’œuvre du peintre. Dans les sous-titres français, quand les témoins disent « cette jeune fille », ce sera traduit par « elle » et quand on dira « l’ange », ce sera « l’ange », « cet ange ». On ne dit pas « une ange » de toute façon, et donc ce sera « un ange » au masculin. Mais quand ils précisent « elle », ce sera « elle ».

Outre la promotion du film, avez-vous déjà d’autres projets cinématographiques ?
J’en ai plusieurs. J’ai d’ailleurs fait la liste de tous les projets de films que j’ai développés et qui n’ont pas abouti jusqu’à présent… plus le fait que je suis ouvert à n’importe quelle bonne idée qui va apparaître du jour au lendemain. Et comme je rentre dans quelques jours à Paris, après huit mois de travail sans interruption – c’était prévu depuis le mois de mars que le film serait projeté au festival Amour & Anarchie –, je vais donc profiter de ce temps de repos pour faire des choix sur le futur puisque, il n’y a pas de secret, les films n’existent que par l’investissement personnel qu’on apporte. Par ailleurs, je ne peux pas développer dix projets à la fois, même si j’ai une liste de projets possibles. Je dois choisir le plus pertinent. Evidemment, il est question de faisabilité, donc de budget, et j’ai des projets plus ou moins chers. Ce sont des projets de documentaires et des projets de fictions. En particulier, j’ai déjà passé deux fois deux ans à développer un long métrage de genre fantastique/science-fiction qui sera tourné entre la Norvège, la Finlande et la France, que j’ai coécrit avec Lucile Hadžihalilović. Et donc, ce scénario a été très développé, la préparation du film s’est arrêtée à la veille du début de la production et donc, à part refaire le casting de l’héroïne qui a dix ans, tout est prêt à démarrer. Mais le film est un peu cher par rapport au fait que je ne suis pas un réalisateur célèbre et donc je n’ai pas accès à certains montants pour un prochain film, sauf si, tout d’un coup, « L’ange du Nord » convainc les gens du système français et européen de financer une fiction plus ambitieuse en termes économiques. Evidemment, comme on le sait, dans les films de fiction, le fait qu’il y ait des acteurs bankables influe sur le montant qu’investissent les financiers. Dans le cas de ce film, et c’est aussi pour ça qu’il ne s’est pas fait il y a dix ans, l’héroïne a dix ans, mais il y a beaucoup de rôles adultes secondaires importants qui peuvent être interprétés par des acteurs célèbres et j’ai déjà ma petite idée pour faire intervenir un acteur nordique mondialement célèbre.

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Helsinki, le 26 septembre 2017

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Le film « Pohjolan Enkeli » fait partie du programme anniversaire officiel SUOMI FINLAND 100

Production : Kaarle Aho, Kai Nordberg/ Making Movies
Réalisation et scénario : Jean Michel Roux
Photographie : Joonas Pulkkanen
Montage : Denis Bedlow
Son : Svante Colérus
Musique : Tapani Rinne, Biosphere
Distribution : Scanbox Entertainment Finland

Sortie à Helsinki le 14.11.2017