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J. Ossang – réalisateur, écrivain, poète, musicien – était l’invité du dernier Festival Amour & Anarchie qui s’est déroulé à Helsinki en septembre 2017. Cet artiste polymorphe hors normes, venu présenter son dernier film, faisait son grand retour, après six ans d’absence, dans le paysage cinématographique français avec son 5e long métrage « 9 Doigts », récemment récompensé du Léopard de la Meilleure mise en scène au Festival de Locarno.
« 9 Doigts » est un film noir d’anticipation, en noir et blanc, un film comme on en voit peu. A la suite d’un braquage, une bande de malfrats embarque sur un étrange cargo à destination du Nowhereland. Une expédition expérimentale en eaux troubles, qui vibre au rythme de MKB Fraction Provisoire, de quoi ravir les punks de la première heure et les amoureux du cinéma expressionniste… Et toujours en pellicule !

Vous êtes, semble-t-il, déjà venu au moins une fois en Finlande. Vous revenez pour présenter cette fois-ci votre 5e long métrage « 9 Doigts » qui sortira en France en mars 2018. Qu’est-ce qui vous a fait accepter l’invitation du Festival Amour & Anarchie qui a, paraît-il, projeté chacun de vos précédents films à leur sortie ?
F. J. O. 2 - Copy - CopyJ’ai beaucoup de proximité avec ce Festival parce que j’y suis venu pour la première fois en 1991 avec « Le trésor des îles chiennes », qu’ils avaient projeté en grand, en plein air, sous la statue d’Alexandre II, à Helsinki. C’était à l’époque un festival plus modeste, très chaleureux et j’en ai gardé un très bon souvenir. Il y avait une grande camaraderie avec Pekka Lanerva et son associé Mika Siltala. Puis, je suis revenu une deuxième fois en 1998 pour « Docteur Chance » ; je venais juste d’avoir la copie avec les sous-titrages anglais et je suis venu porter le film ici. Ensuite, ils ont été très chics car ils ont même pris une série de trois courts métrages que j’ai réalisés dans les années 2000 qui s’appelait « Triptyque du paysage » où il y avait « Silencio », qui a miraculeusement eu le Prix Jean Vigo, ainsi que deux films tournés à Vladivostok qui ont été présentés dans la section « French Touch » du Festival, au milieu de longs métrages, ce qui était très gentil de leur part. Ensuite, ils ont pris aussi « Dharma Guns » et, bien sûr, quand j’ai maintenant reçu l’invitation pour « 9 Doigts », j’ai immédiatement accepté ; je donne toujours la priorité à Helsinki.

Que connaissez-vous du cinéma finlandais ?
Je connais surtout les frères Kaurismäki, Mika et Aki, que j’aime beaucoup. Aki est pour moi un des cinéastes capitaux de ces années-là.

D’aucuns rapprocheraient vos films, du moins leur atmosphère, la noirceur, la gestuelle des personnages, de ceux de Aki Kaurismäki – toutefois, bien moins bavards que les vôtres. Qu’en pensez-vous ?
Certainement on a des affections, des influences très communes. Aki, bien sûr, a fait plus de films que moi. Mais c’est vrai que, quand j’étais très en péril pour « Docteur Chance » et que c’était très fatigant de commencer le film, j’avais dit que si quelqu’un devait finir le film, ce serait Aki Kaurismäki. Il ne l’a jamais su… C’était un film où il y avait aussi Joe Strummer. J’ai connu Kaurismäki dès ses premiers films et vraiment c’est quelqu’un que j’apprécie énormément. Et puis, ses interviews sont passionnantes quand il parle de cadre, de cinéma. D’ailleurs, je sais qu’il tourne toujours en pellicule et, à ce propos, j’ai publié un petit livre qui s’appelle « Mercure insolent », une espèce de plaidoyer un peu fanatique. On m’avait demandé un livre sur ce qu’est le cinéma et c’est avec effarement que je me suis aperçu qu’en fait la pellicule pouvait disparaître. Le cinéma argentique est le seul mode d’expression qui se conjugue au présent absolu. Dans la peinture, l’écriture ou le cinéma numérique, on peut toujours retoucher. En pellicule, on ne peut pas tricher. Même s’il y a du montage et de la postproduction, il y a quand même à la base un enregistrement immédiat du présent. C’est un livre qui est assez saisissant pour certaines personnes. C’est publié chez Armand Colin.

Vous avez été influencé par quel cinéma, quels sont les cinéastes qui vous ont inspiré ?
En fait, j’aimais James Bond quand j’étais jeune et j’ai été très amusé d’apprendre finalement que le seul cinéma dont parle avec éloge Robert Bresson, c’est James Bond. Bresson est toujours surprenant ! Sinon, comme j’étais à Toulouse à l’époque, je fréquentais régulièrement les salles de cinéma et j’ai pu découvrir les trésors allemands d’avant 1933, que ce soit Murnau, Fritz Lang ou l’avant-garde soviétique comme Eisenstein, Dojvenko, Dziga Vertov, Poudovkine, etc. et bien sûr, l’avant-garde française de cette époque. Mais c’est vrai qu’il y avait une telle réussite patente du côté des cinéastes russes et allemands que c’était plutôt de ce côté-là que j’étais attiré. Et il y avait aussi le cinéma noir américain avec, parfois, des éblouissements complets. Je me souviens avoir vu, justement à Toulouse, pour la première fois « Asphalt Jungle ». Il y a aussi des gens comme Josef von Sternberg pour qui j’ai une étrange passion, qui a fait « L’ange bleu », « Shangai Express ». C’est un cinéaste passionnant que j’ai redécouvert à travers une rétrospective il y a une dizaine d’années, dans des films comme « Morocco » dont je n’avais vu auparavant qu’une copie médiocre, avec cette espèce d’exotisme colonial, assez décalé en même temps, et là, dans une copie revue avec Marlène Dietrich et Gary Cooper, j’ai découvert un film sublime. Et puis, on s’aperçoit que c’est lui qui a lancé le film de gangsters avec « Underworld » (film muet de 1927). Un très curieux bonhomme. Et, bien sûr, la Nouvelle vague et puis, Guy Debord.

Pourquoi ce choix du titre « 9 Doigts » qui ne convie pas l’imaginaire du spectateur et a tendance à masquer une oeuvre magistrale, aussi fascinante qu’énigmatique ?
Tout d’abord, j’aime bien le chiffre 9. Et j’aime bien « 9 Doigts » parce que le mot « doigts » au pluriel est un des mots les plus mystérieux de la langue française. En fait, ce titre a beaucoup plu à certaines personnes. Il est énigmatique, ça fait presque un peu rébus. J’ai donc gardé le titre que j’avais trouvé lorsque j’avais écrit une dizaine de pages du scénario. Un titre court et abstrait.

Comment est né ce film ? Et pourquoi le choix du noir et blanc et du 35 mm, comme, du reste, dans la plupart de vos films ?
A Bordeaux, la Commission Films a beaucoup aimé le film, mais c’est finalement le Portugal qui s’est impliqué dans le projet. Et puis, de toute façon, même si on avait eu beaucoup d’argent, ce  film était difficile à faire. C’était vraiment une gageure, avec de l’eau dans tous les coins, un film d’aventure maritime. Il est vrai qu’il y a toujours l’océan, des vaisseaux-fantômes, des légendes de mer, des circulations d’eau dans un coin de mes films. Le Portugal s’est donc vite associé à l’affaire. J’ai gagné le Prix Eurimages, mais à partir de là je n’ai jamais eu le soutien financier du Fonds Eurimages, ni d’aucune télévision. Et puis, avec le nouveau règlement français qui applique la parité, cela signifie que moins vous avez d’argent moins vous en avez, et s’il n’y en a pas beaucoup il y en a encore moins. Et quand il y a des petits budgets, il faut, à ce moment-là, automatiquement tourner en numérique. Donc, le film a été très dur à faire mais, par contre, le Portugal a répondu présent. J’avais un très bon co-producteur portugais, la production française, quant à elle, m’a laissé tomber presqu’à deux mois du tournage, mais un jeune producteur a décidé de m’aider et comme j’avais ma propre compagnie de production qui s’appelle OSS 100 Films & Documents, on a gardé les acquis et, grâce au Portugal qui nous a accordé pas mal d’aides, on a réussi à faire le film. En fait, c’est un budget qui est en gros le même depuis 20 ou 25 ans, mais ce sont les prix qui ne sont plus les mêmes.

Et pourquoi une partie du tournage se passe au Pays basque ?
C’est une région qui me plaît bien et il se trouvait que j’avais de la famille par là-bas. Mais, pour revenir au noir et blanc, à la pellicule, le noir et blanc c’est parfait aussi bien pour recycler la déterritorialisation que pour filmer les visages, parce qu’en fait il n’y a, pour moi, que deux cinémas : le cinéma du visage et le cinéma du paysage.

Voilà plus de 30 ans que vous vous êtes lancé dans le cinéma. Vous avez réalisé 5 courts et 5 longs métrages souvent sélectionnés voire primés dans les festivals, notamment au dernier Festival international du film de Locarno où vous venez d’être récompensé du Léopard de la Meilleure mise en scène pour « 9 Doigts ». Est-ce finalement la reconnaissance – attendue ou pas, du reste ?
Là, c’était une surprise. Même s’il n’y a que quatre films sur seize qui restent, c’est très difficile de passer de quatre à un… Là, pour ce festival, ça a été rapide mais ça s’est très bien passé, je dois dire. Il n’y a pas eu cette fois les problèmes techniques que j’avais un petit peu eus pour « Dr Chance ». Et puis, j’ai eu de la chance d’avoir un jury quand même très éthéré, disons, parce qu’il y avait des gens que j’apprécie beaucoup dans le jury. C’est très amusant car, à la projection de presse, j’avais 60 ans, et maintenant, à la projection officielle, pile 61 ans, jour de mon anniversaire. Et je suis très content, à cet âge-là, d’avoir mon premier prix international.

Comment s’est effectué le choix des acteurs ?
Les premiers que j’ai choisis, ce sont effectivement les habitués, parce qu’il y en a deux ou trois qui sont un petit peu de la bande, que ce soit Elvire, Diogo Dória ou Lionel Tua qui ont fait tous mes films pratiquement. Et puis, j’étais très intéressé par Pascal Greggory. Ça s’est très bien passé. J’avais beaucoup sympathisé avec lui lors d’un festival qui se passait justement en Aquitaine, comme ça par hasard. Et puis j’étais aussi intéressé par Gaspard Ulliel. Je l’ai contacté à travers la productrice qui avait produit à l’époque un film de Rithy Panh au Cambodge dans lequel il avait tourné. Après avoir visionné « Dharma Guns » et « Dr Chance », Gaspard Ulliel m’a dit qu’il ne savait pas qu’un tel cinéma existait en France. Il a tout de suite été de bonne volonté, malgré des contingences personnelles, et il a beaucoup aimé le scénario de « 9 Doigts ». Et puis pour Paul Amy, c’est un copain décorateur Jean-Vincent Puzos, originaire du Cantal comme moi, qui venait avec lui de faire un film de James Gray, qui m’en a parlé. Et c’est comme ça que j’ai rencontré Paul Amy qui rêvait un peu de tourner dans mes films. Donc, le casting s’est fait un tout petit peu à toute vitesse.

Vous dédiez votre film au poète surréaliste haïtien Magloire Saint-Aude, dont le personnage principal porte le nom. Vous êtes vous-même poète, écrivain, musicien et votre film est nourri de ce que vous êtes, de ce qui vous a fait. Est-ce que le nom de chaque personnage, à l’image aussi de Kurtz qui pourrait être inspiré d’un roman de Joseph Conrad, fait référence à des auteurs qui ont compté pour vous ? Du reste, il suffit de prendre votre nom d’artiste pour voir que vous aimez bien joué avec les mots.
J’aime vraiment beaucoup Magloire Saint-Aude. C’est vrai que dans mon précédent film « Dr Chance » il y avait aussi une référence à Georg Trakl, qui est un poète autrichien que j’aime infiniment. Magloire Saint-Aude est un grand poète haïtien, très peu connu finalement, et puis il y avait indirectement quelquechose de vaudou dans la façon de faire mes films. C’est comme ça que j’ai eu envie, une fois de plus, d’emprunter à un poète le nom d’un des personnages de mes films. Quant aux autres personnages, Kurtz, Delgado, Ferrante, ce sont plutôt des assonances qui m’ont guidé dans le choix des noms.

Est-ce que le cinéma est une manière aussi pour vous, comme l’a été et, sans doute, l’est encore la musique, de continuer la poésie ?
En fait, c’est l’écriture qui s’est imposée en premier. J’ai fait une revue qui s’appelle « La Revue Cée ». Entretemps, le punk est arrivé et a sorti de l’isolationnisme la poésie. C’était intéressant de la confronter à quelque chose d’anti-classiste parce que le rock ‘n’ roll réunit un peu toutes les classes. Et puis, vers 23/24 ans, j’ai passé le concours de l’Idhec et ai commencé à faire des films. C’est là que j’ai appris à l’Idhec que pour faire un film il suffisait d’une boîte de pellicule et d’une caméra. Et après, c’est vrai que la poésie et le cinéma me passionnent parce qu’ils sont exactement l’inverse de l’autre. La poésie, c’est une interrogation sur le mystère lumineux, elle passe par une espèce de relation passionnelle voire maternelle alors qu’au contraire le cinéma, c’est plutôt une espèce de geste solaire, de prise lumineuse, un peu comme un oiseau qui fonce sur sa proie. Et comme je n’ai, en quelque sorte, réussi nulle part, aucune voie, de fait, ne s’est imposée, je dis toujours que, ne pouvant pas entrer par la porte, je suis entré par la fenêtre. Donc, j’ai continué l’écriture, la musique, et c’est peut-être une chance dans la difficulté de ne pas rester dans un système trop endogène. En fait, pour ce qui est du cinéma en France, je trouve quelquefois qu’il se fait beaucoup trop de films. Alors, finalement, peut-être que l’écriture revitalise les questionnements.

Dans tous vos films, mais plus particulièrement dans « 9 Doigts », vous vous appuyez sur le texte. Les mots sont porteurs de réflexions philosophiques, les formules fusent. « Ne rien comprendre, voilà la clé », dit l’un des personnages. A qui s’adresse ce message ? Est-ce une charge contre notre société ? Une société en errance, qui aurait perdu ses repères, ses valeurs : « La carte n’est pas le territoire »…
C’est une phrase très importante. En fait, le personnage la déforme et dit « La carte n’aime pas le territoire ». A l’origine, c’est une citation de Korzybski, qui a beaucoup influencé William Burroughs, et c’est une phrase qui a été aussi reprise par les situationnistes jusqu’au roman récent de Michel Houellebecq. C’est vrai qu’en tactique, en stratégie, on s’aperçoit que sur la carte, ça a l’air simple… mais, en fait, ça ne l’est pas : 50 km, ça peut prendre 15 jours, et puis il y a d’autres inconnues. Quant à l’autre phrase – « Ne rien comprendre, voilà la clé » –, c’est vrai qu’à un moment donné on est dans une époque où on ne comprend plus rien. Ne rien comprendre, c’est un petit peu presque nietzschéen, c’est tout prendre, parce que ne rien comprendre et tout comprendre, c’est prendre les choses comme telles. « Comprendere » signifie « prendre avec soi ». Magloire, le protagoniste, ne se révolte jamais, il s’adapte, il essaie de contourner. Il n’a rien à perdre et il essaie par tous les moyens de s’en sortir. Mais, à la fin, à force de lui raconter n’importe quoi, quand il voit l’autre qui prend la valise de polonium et recommence à le baratiner, là, justement, il coupe le discours. Il dit « Non ! ». Mais pour reprendre la question, c’est vrai que c’est un peu mon film le plus « eustachien ». Car, en fait, il y a des paroles mais pas tant que ça dans mes films alors que là, à certains moments, les dialogues prennent totalement le dessus car j’ai vraiment eu envie de filmer la parole un peu comme le fait magnifiquement Eustache dans « La maman et la putain » que j’ai revu récemment et qui est un film absolument éblouissant à tous points de vue. Mais c’est vrai que le fait de filmer la parole dans la dimension d’ébriété qu’elle peut procurer, de perte de repère comme la musique, comme le son, selon les interprétations des uns et des autres, je trouvais ça amusant, d’autant que dans un bateau, on est tout le temps enfermé.

Dans « 9 Doigts », on est face à un univers visuel hors du commun avec une image d’une grande beauté plastique, magnifiée par le noir et blanc, et des décors grandioses. Comme dans tous vos films, et a fortiori dans « 9 Doigts », l’eau est très présente. Pourquoi lui attribuer tant d’importance ?
L’eau, je ne sais pas. C’est peut-être parce que j’ai mis 24 heures à naître. C’est vrai qu’il y a tout le temps de l’eau dans mes films. Dès qu’il y a de l’eau, je me sens bien, dès que j’ai un cours d’eau que ce soit un fleuve, une rivière, un lac, la mer. La mer, bien sûr, c’est le vide, le désert, c’est un élément de péril très fort. C’est vrai que j’ai été très marqué par un livre qui s’appelle « L’eau et les rêves » de Gaston Bachelard, qui est à la fois épistémologue et passionné de poésie et de littérature. Et de la série d’ouvrages que Bachelard va consacrer aux quatre éléments – l’eau, le feu, l’air et la terre –, « L’eau et les rêves » est particulièrement génial parce qu’en fait c’est la représentation en littérature de la démonstration que l’eau est finalement le miroir de toutes les passions humaines et de tous les états d’âme, que ce soit l’eau morte, l’eau vive, l’eau lourde pour laquelle Bachelard évoque Edgar Poe. Ce dernier ainsi que Lautréamont sont des références de Gaston Bachelard.

Votre univers sonore est également impressionnant dans le film. Il y a bien sûr les morceaux de musique, dont votre propre groupe MKB, mais également la sonorisation sur le cargo. On se trouve embarqué sur ce vieux tas de ferraille vide dont les vibrations, les grincements au gré des vents, de l’océan démonté ajoutent à l’atmosphère angoissante, oppressante de fin du monde. La bande son revêt-elle une importance majeure dans vos films ?
Oui. On fait toujours la bande son avec MKB et, là, le guitariste Jack Belsen a fait 4 ou 5 titres et moi, j’ai fait toute la partie sonore, toute la partie « bruitiste », si on peut dire. Dans les quelques livres fondateurs du cinéma, il y a, bien sûr, « La non-indifférente nature » de Eisenstein, ou même Bresson, et un livre aussi que je trouve très important que Cocteau a dicté 15 jours avant sa mort qui s’appelle « Entretiens sur le cinématographe ». Et puis, un livre passionnant qui, pour moi, est fondateur, c’est « La naissance de la tragédie » de Nietzsche pour qui c’est à partir de la musique que la tragédie prend sa source et que l’on peut retrouver le miracle de la tragédie grecque. Tout le livre est là-dessus. Il y oppose, bien sûr, le dionysiaque et l’apollinien : l’apollinien, c’est évidemment tout ce qui est visuel, plastique et le dionysiaque, au contraire, c’est tout ce qui est sonore, orgiaque, musical. Et le cinéma est situé entre les deux, un cinéma pas forcément parlant, mais sonore. La théorie dualiste de Nietzsche s’applique au cinéma.

Si au début du film on est dans un scénario assez classique et linéaire, on bascule petit à petit dans une sorte de dérive narrative. Mais les dialogues ne sont pas aussi abstraits et irrationnels qu’ils y paraissent. « Au bout du compte, tout a un sens », dit le Stalker de Tarkovski dans la Zone. Qu’en est-il sur l’île mouvante de Nowhereland ?
C’est un peu un film en transformation, puisqu’en fait il y a trois mouvements ou trois actes. Pour moi, le genre cinématographique est tout aussi inspirant au cinéma que le genre littéraire dans la poésie. C’est vrai que si on écrit une ode, une élégie, ce n’est pas pareil, même si l’idée, l’optique qui vous inspire est la même. Ainsi, la première partie est vraiment un film noir à la Melville, que j’admire beaucoup, et – à supposer que ce soit réussi – c’est un peu un film melvillien au début, presque totalement muet. Et puis, pour ce qui est de la deuxième partie, on rentre dans la fuite, l’aventure maritime, les récits d’aventures littéraires qui m’ont marqué comme Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe. Et finalement, la troisième partie, c’est vraiment plutôt de l’ordre de tout ce qui ressort de la thématique du Vaisseau fantôme qui est extrêmement intéressante. Le propre du Vaisseau fantôme, c’est la déréalisation. Quant à la référence à la Zone du Stalker de Tarkovski, pas tant que ça ou, du moins, ce n’est pas vraiment conscient. Par contre, s’il y en a une consciente et active, c’est peut-être la puissance de l’eau. C’est vrai qu’un de mes films préférés, c’est Solaris. Et peut-être qu’il y a quelque chose qui pourrait s’en rapprocher, parce qu’en fait on nous mène en bateau. Mais il y a plus que ça, il y a quand même quelque chose d’étrange et l’élément aquatique lui-même peut-être bouleverse les repères magnétiques.

La seconde partie du film, qui se déroule essentiellement sur un cargo, a été tournée aux Açores. Cela nécessite visiblement de gros moyens. Avez-vous eu des difficultés à obtenir le financement de ce film ? Quels ont été les fonds attribués ?
En fait, on était très peu. Quand on est sur un bateau, on ne peut pas être beaucoup car il n’y a pas beaucoup de place, et puis c’est une question de sécurité. On a eu de la chance qu’ils nous prennent, qu’il n’y ait pas eu de tempête, car dès que la mer est forte ils ne prennent plus de passagers. On était tout le temps dans l’incertitude mais, finalement, ça a marché. Et donc, on est partis à huit. Cela veut dire qu’il y avait un directeur de production portugais, un directeur de la photo, un machino, un assistant de caméra, un ingénieur du son, moi et deux costumiers-décorateurs. Après, il y avait une partie du film, quelques scènes qu’on a tournées sur un autre bateau qu’on a pu redécorer, transformer. C’est vrai qu’à certains moments j’étais inquiet car il n’y a pas tant que ça de films de bateaux intéressants. C’est quand même un genre très difficile et il y a tellement de contingences. Il n’y avait guère qu’au Portugal que j’ai pu trouver un bateau. En Aquitaine, il était impossible d’en trouver ; tout était hors de prix. Alors que là on a eu la chance de trouver, par les Açores, un porte-container et puis après on nous a attribué un autre gros bateau sur lequel on a pu continuer de filmer certaines séquences.

Vous qualifieriez « 9 Doigts » de film noir d’anticipation,  film expérimental, film d’aventure surnaturel, film de science-fiction complotiste, polar paranoïaque…
C’est un film noir et de science-fiction, ou plutôt d’anti-science-fiction. Un film de science-fiction, ce sont des bateaux que l’on met dans l’espace, que l’on fait voguer dans le vide intersidéral. Alors que pour moi, en fait, le concept était vraiment de faire un film de science-fiction à l’envers, qui se passe dans une réalité maritime. C’est-à-dire qu’on prend un bateau de l’espace et on le remet sur les flots. Et il se trouve être sujet à des phénomènes aussi étrangers qu’un bateau dans l’espace.

Avez-vous des projets d’écriture, de cinéma, d’album. Privilégiez-vous une forme d’expression plutôt qu’une autre ?
Ce sont trois expériences de nature très différente, mais les trois se sont toujours interalimentées. En fait, l’écriture et le cinéma, c’est toujours un peu lié bizarrement en ce sens que c’est l’écriture qui génère l’invention d’un scénario. Alors, oui, j’ai l’idée d’un nouveau livre et d’un nouveau film. Je suis bien obligé maintenant que je viens de recevoir un prix !

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Helsinki, le 19.09.2017

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BIOGRAPHIE / FILMOGRAPHIE
Cinéaste, écrivain, musicien, F.J. Ossang est né en 1956.
En 1977, il crée la revue CEE (Céeditions & Christian Bourgois, 1977/1979), et, en 1980, le groupe de noise’n roll MKB Fraction Provisoire à qui l’on doit 9 albums et la musique de ses films.
Il a tourné 5 courts métrages (dont Silencio, Prix Jean Vigo 2007) et 5 longs métrages : L’Affaire des Divisions Morituri (1984), Le Trésor des Iles Chiennes (1991) qui a reçu le Grand Prix du Festival de Belfort, Docteur Chance (1998), Dharma Guns (2010) et 9 Doigts (2017).
A ce jour, il a publié une dizaine de livres (romans, recueils de poèmes et essais) parmi lesquels Génération néant (1993), W.S. Burroughs (2007) et un essai sur l’expérience cinématographique, Mercure insolent (2013).
Ses films ont fait l’objet de différents tributs et hommages à travers le monde, avant de sortir en 2 coffrets DVD chez Potemkine/Agnès b.