Barbet Schroeder récompensé au Festival du cinéma américain de Deauville 2020

Alors que l’édition 2020 du Festival se déroulera du 4 au 12 septembre, le documentariste et réalisateur de fiction Barbet Schroeder, également producteur des Films du losange, a déjà été distingué pour recevoir le Prix du 46e Festival du cinéma américain de Deauville.

Après Jacques Audiard (Les Frères Sisters) et Olivier Assayas (Cuban Network), c’est Barbet Schroeder que le Festival met à l’honneur cette année non pas pour un film, mais pour l’ensemble de son oeuvre américaine.

Le Prix du Festival de Deauville est, en effet, remis chaque année à un cinéaste qui a franchi l’Atlantique pour réaliser au moins un film aux Etats-Unis. Barbet Schroeder a en fait mis en scène sept films aux Etats-Unis à partir de 1987 avec Barfly, puis Le mystère Von Bülow (1990), JF partagerait appartement (1992), Kiss of Death (1995) ou encore Calculs meurtriers (2002) .

A cette occasion, lire ou relire l’entretien accordé par Barbet Schroeder lors du Festival du film du soleil de minuit de Sodankylä en 2018. Invité d’honneur du Festival, il était accompagné de sa femme Bulle Ogier (voir également Entretien avec Bulle Ogier sur cinefinn.com)

ENTRETIEN AVEC BARBET SCHROEDER
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BARBET SCHROEDER - Copy
Barbet Schroeder, réalisateur et producteur d’origine suisse, était l’invité d’honneur du Festival du film du soleil de minuit de Sodankylä (Laponie finlandaise), dont la XXXIIIe édition s’est déroulée du 13 au 17 juin 2018. Cinéaste aux multiples facettes, Barbet Schroeder franchit toutes les frontières, voyageant d’un pays à l’autre, passant d’un genre ou d’un registre à l’autre, mêlant réel et fiction. Ainsi il aborde avec une égale maîtrise le documentaire, le cinéma d’auteur (« La vallée », « Maîtresse », « Tricheurs »), le cinéma hollywoodien (« Barfly », « Reversal of Fortune », « Single White Female »), le polar/thriller (« La Virgen de los sicarios », « Murder by Numbers ») ou la série télé (un épisode de Mad Men). Il a réalisé son premier long métrage « More » à Ibiza, en 1969, film culte de la génération hippie sur une musique de Pink Floyd, où il revient quelque 40 ans après tourner son dernier film de fiction « Amnesia » (2015). Il vient également d’achever sa « trilogie du mal » par son tout récent film documentaire « Le Vénérable W. » (2016), précédé de « Idi Amin Dada : autoportrait » (1974) et de « L’avocat de la terreur » (2007). En attendant le nouvel opus de l’oeuvre protéiforme de ce cinéaste aussi imprévisible que talentueux, on se prendrait à lui demander : « Où en êtes-vous, Barbet Schroeder ? »

Vous êtes pour la première fois au Festival du soleil de minuit. Qu’est-ce qui vous a décidé à en accepter l’invitation et que connaissez-vous du cinéma d’Aki Kaurismäki ?
La raison pour laquelle j’ai accepté, c’est la raison pour laquelle j’accepte tout en ce moment. Mon dernier film « Le Vénérable W. », qui pour moi est un film très important, n’est pas facile et a donc besoin d’être aidé. Et la raison pour laquelle il n’est pas facile, c’est qu’il est parlé en birman, ce qui demande beaucoup de sous-titres, et les télévisions ne sont pas forcément automatiquement prenantes, pas plus que les distributeurs ne sont toujours présents pour distribuer le film dans les salles. Pour moi, c’est un film de cinéma et, donc, il a besoin d’être défendu dans les festivals de films de cinéma.
Quant aux films de Kaurismäki, j’en ai vu beaucoup et chaque fois que j’en vois un, je trouve ça fantastique et je suis bouleversé. Le dernier que j’ai vu, c’est « Le Havre », mais je dois dire qu’après j’ai fait des films sans arrêt et je n’ai plus vu aucun film de qui que ce soit. C’est comme ça maintenant : quand je fais un film, j’arrête de voir d’autres films. Et, quand j’en fais plusieurs coup sur coup, je rate une voire jusqu´à trois années, comme récemment où j’ai passé plusieurs années à Ibiza pour préparer « Amnesia », suivi du « Vénérable W. », dont j’ai fait aussi le montage à Ibiza. Et, donc, ce n’est pas à Ibiza que je peux voir des films pas plus, de toute façon, que je n’en aurais vu ailleurs.

Vous réalisez aussi bien des fictions que des documentaires, quel genre privilégiez-vous ? Et qu’est-ce qui détermine tel genre plutôt que l’autre pour le film suivant ?
Il n’y a aucun ordre prédéterminé. D’abord, pour tous les films de fiction que je fais, je me documente énormément. Pour chaque film de fiction, il y a toute une partie documentaire où je me documente sur tous les détails aussi bien psychologiques que de la réalité des thèmes que je traite. Et quand je fais un film de fiction, je cherche toujours à le faire autour d’un personnage, donc d’avoir des ressorts dramatiques qui permettent de faire de la fiction. Ainsi, je cultive la fiction quand je fais un documentaire et le documentaire quand je fais une fiction. Pour moi, il n’y a pas d’alternance. Je suis tout simplement mes pulsions.

Vous semblez vouloir toujours vous accrocher à la réalité. Vos fictions sont, en effet, basées de préférence sur des histoires vraies. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
Tout simplement parce qu’il faut que je croie à ce qui est devant la caméra et cela vaut aussi bien, d’une manière précise, pour les décors, les costumes. J’ai besoin d’y croire, j’ai besoin que ce soit vrai. C’est pour ça que je ne fais pas du tout de films d’époque ou alors je peux, à la rigueur, remonter jusqu’à 20 ans en arrière ou bien faire des films dans des pays où rien n’a changé depuis 50 ans. Et c’est tout simplement dû au fait que j’ai besoin de croire que ce qui est devant la caméra est vrai.

Quels sont les cinéastes qui vous ont influencé ?
Il y en a tellement. Bien évidemment, celui qui m’a tout appris au départ, c’est Eric Rohmer et puis, les cinéastes qui m’ont le plus marqué, c’est tout un cocktail entre Murnau, Rossellini, Samuel Fuller, Nicholas Ray, Fritz Lang… c’est sans fin.

Pourquoi avoir choisi pour vos documentaires de ne filmer que des monstres ou du moins des personnes controversées – que ce soit Idi Amin Dada, Pierre Vergès ou le Vénérable W., qui s’inscrivent dans ce que vous appelez « La trilogie du mal » ? Et est-ce que votre technique d’approche qui consiste à jouer leur jeu, flatter leur orgueil, leur vanité n’a pour seul but que de nous les rendre encore plus monstrueux ?
Non, pas du tout. Mon but, c’est toujours d’en savoir plus et essayer d’en savoir plus sur eux de la bouche même des intéressés et avec leurs propres paroles. Si j’arrive à ça, c’est merveilleux, mais ce n’est pas toujours facile.

N’y a-t-il pas un risque en montrant, sans juger mais, toutefois, sans complaisance, la face humaine de tyrans que finalement l’objectif à atteindre ne rate sa cible et ne revienne sur vous comme un boomerang ?
Oui, bien sûr. Jusqu’à présent, j’ai échappé au retour de bâton. Bien sûr que c’est un risque, mais je pense que c’est intéressant de prendre des risques. Si c’est pour faire un film et montrer combien c’est un méchant et combien il est horrible, tout le monde est d’accord. Et donc, c’est sans intérêt de dire des lieux communs avec lesquels tout le monde est d’accord. Ce n’est pas pour ça que je fais des films ; je fais des films pour en savoir plus.

La complexité de l’être humain, la dualité bien/mal apparaît comme une obsession dans vos documentaires mais aussi dans vos fictions. Les personnes controversées, les personnages troubles, les personnalités complexes semblent vous fasciner au point qu’on peut se demander si, à force de les côtoyer de près, vous ne seriez pas enclin à les comprendre, sans pour autant les excuser. Ne finissez-vous pas le documentaire sur Idi Amin Dada par cette phrase quelque peu ambigüe : « N’oublions pas qu’après un siècle de colonisation, c’est en partie une image déformée de nous-mêmes qu’Idi Amin Dada nous renvoie. » ?
Absolument. En fait, c’est un point qu’avait fait Jean Rouch qu’il a d’ailleurs mis en exergue dans son film « Les maîtres fous ». J’ai, pour ma part, placé cette phrase à la fin de mon documentaire « Général Idi Amin Dada: autoportrait » justement pour éviter une exploitation raciste du film parce que c’était très facile de voir le film comme un divertissement raciste et je ne voulais surtout pas que ce soit possible. Et, donc, si je disais aux spectateurs que c’était d’eux-mêmes qu’ils avaient ri, ils auraient moins tendance à avoir cette attitude.

Votre premier long métrage de fiction « More » – film culte s’il en est pour une certaine génération – a été tourné à Ibiza, île sur laquelle vous tournez à nouveau, quelque 40 ans après, votre dernière fiction « Amnesia ». Quelles en sont les raisons ?
Les raisons, c’est que je voulais situer mon film dans un lieu que je connaissais. Et je connaissais le moindre recoin de la maison, le moindre recoin de chaque rocher autour de la côte là-bas. Je connaissais donc déjà tous les lieux à l’avance, je les connaissais visuellement dans ma tête. Ça, c’est une chose. D’autre part, j’avais une affection particulière pour toute cette atmosphère et ce paysage autour de la maison. C’est là que j’ai fait mon premier film « More » et, dans mon premier film, il y avait des gens qui parlaient allemand, il y avait l’idée menaçante d’un nazi. Tout cela est venu du fait que le personnage de ma mère, qui est le personnage principal d’« Amnesia », est quelqu’un qui a quitté son pays, quitté Berlin à l’âge de 15 ans pour aller s’établir en Suisse et qui, à partir de là, a refusé de parler l’allemand. Donc, j’ai fait un film sur ce personnage, film qui s’appelle « Amnesia » et je l’ai tout naturellement situé dans la maison que ma mère avait achetée dans les années 50 à Ibiza. Donc, c’est ça le lien entre les deux films.

Barbet Schroeder. Timo Malmi - Copy« Le Vénérable W. », qui achève ce que vous appelez votre « trilogie du mal », est un film sur la persécution des minorités musulmanes rohingyas en Birmanie, mais c’est surtout un film sur la haine. Parlez-nous des origines de ce sentiment ?
La haine, on ne sait pas trop d’où ça vient mais on sait que c’est une chose humaine. On sait aussi que le Bouddha a dit que c’était absolument mauvais et qu’il fallait s’en débarrasser à tout prix. D’ailleurs, Spinoza a dit également que la haine ne devait avoir aucune place en nous et que c’était une chose qu’il fallait stopper d’une manière ou d’une autre. Mais « Le Vénérable W. » n’est pas seulement un film sur les persécutions, c’est plutôt sur le phénomène lui-même de la haine et du racisme, car il faut appeler ça par leur nom. Bien entendu, ce que l’on peut voir dans le film, c’est qu’il y a très peu de différence de mécanisme entre l’antisémitisme qui sévissait en Allemagne dans les années 30 ainsi que la manière dont ça s’exprimait et les mesures et les paroles du moine qui est le personnage principal du « Vénérable W. ».
En fait, ce sentiment de haine, vous l’avez ressenti pour la première fois vous-même vis-à-vis de ce voisin à Ibiza qui a coupé les arbres de votre propriété sous prétexte de les traiter. La réflexion sur ce sentiment vous aurait conduit à faire votre film sur « Le Vénérable W. ».
C’est vrai que j’ai éprouvé de la haine moi-même et que j’ai voulu me pencher un peu plus sur le bouddhisme qui était un peu spécialisé en « mesures anti-haine ».

Vous semblez fasciné aussi par l’emprise, que ce soit celle du pouvoir, de la drogue, du jeu, et la tentation de l’interdit. Votre entourage compte souvent des insoumis comme Jean-Pierre Rassam, Paul Gégauff, et sans doute bien d’autres encore. Etes-vous un insoumis, Barbet Schroeder ?
Un insoumis, je ne sais pas. Un provocateur, sans doute. Peut-être que je ne suis pas assez courageux pour être provocateur, mais j’ai certainement une sympathie profonde pour les provocateurs.

Dans les années soixante, vous côtoyez les acteurs de la Nouvelle Vague voire vous en faites même partie, mais vos films ne ressemblent en rien à ceux des Godard, Chabrol, Truffaut, Rohmer, Rivette même si vous partagez, avec Chabrol surtout, les talents scénaristiques de cet autre monstre sacré qu’est Paul Gégauff. Comment se fait-il que le monde, par exemple, de la drogue dans lequel nous plonge « More » (scénario coécrit avec Paul Gégauff) ou les relations sadomasos de « Maîtresse » soient des mondes si différents des films de la Nouvelle Vague ?
La différence, c’est que moi je ne fais pas vraiment partie du cinéma français. Je fais peut-être partie de la Nouvelle Vague sur des questions techniques ou sur des questions d’approche du cinéma mais mes thèmes ne sont pas français puisque je n’ai pas passé mon enfance en France. Je pense que si on a des thèmes, ils correspondent à ce qu’on a vécu dans son enfance. Et donc, je pense que le cinéma américain a eu une influence beaucoup plus forte sur moi que le cinéma français. Mon premier film était un film américain.

Les lieux (magnifiques plans sur Ibiza, la ville, la nature), l’architecture (la maison blanche d’Ibiza, les 2 appartements reliés par l’escalier dans « Maîtresse »), la matière, le minéral (les rochers magnifiquement filmés dans « More », l’exposition de Ricardo Cavallo – sur le thème des rochers – filmée en un seul plan-séquence de 14 minutes) semblent également jouer un rôle important dans vos films.
Absolument. Pour moi, la splendeur visuelle est quelque chose de très important et d’irrésistible. Le générique d’« Amnesia », par exemple, ne porte entièrement que sur des rochers.

Vous avez réalisé 14 fictions et 5 longs métrages documentaires, tous différents les uns des autres. Pour chaque film, vous changez de style, de genre, de monde. Vous avez tourné en Espagne, en France, en Afrique, en Colombie, au Japon mais surtout vous avez une filmographie hollywoodienne de 7 films à grand succès public (« Barfly », « Reversal of Fortunes », « Single White Female », « Murder by Numbers ») dont peu de cinéastes européens peuvent se targuer. Comment expliquez-vous cet éclectisme ?
Je ne sais pas du tout. Je suis mes instincts. Ça se passe comme ça. Je constate que dans ma vie j’ai tendance à me déplacer beaucoup. Il y a un film de Minelli qui s’appelle « Quinze jours ailleurs, deux semaines dans une autre ville » et je vis un petit peu comme ça. C’est-à-dire quinze jours ou trois semaines dans un lieu chaque fois. C’est un rythme qui m’est tout à fait naturel. Bien entendu, pour faire un film il faut beaucoup plus que quinze jours, alors à ce moment-là ça peut devenir quinze mois dans un autre pays. Du fait que le langage du cinéma est absolument universel, j’arrive très bien à m’adapter à des équipes différentes, des langages différents, des pays différents, et puis j’aime bien l’idée de repartir à zéro à chaque fois, de ne jamais être installé dans un train-train. Le fait d’être un auteur qui aurait ses thèmes et qui creuserait ses thèmes, c’est quelque chose que je ressens comme un danger de répétition.

Vous avez fondé en 1962, avec Eric Rohmer, votre propre maison de production « Les films du losange ». Vous produisez-vous encore aujourd’hui vous-même et/ou plutôt en co-production ? Avez-vous des difficultés à trouver le financement de vos films ?
Tout le monde a des difficultés. On ne sait jamais ce qu’il peut vous arriver. La co-production de « Amnesia » en Allemagne s’est effondrée deux mois avant le tournage et je me suis retrouvé avec la moitié de l’argent et des situations épouvantables. Donc, ça arrive à tout le monde et il faut se débrouiller pour survivre à des désastres comme ça, mais ça arrive tout le temps.

Etes-vous de ceux qui se sont réjouis de l’arrivée du numérique dans le cinéma et quel profit en avez-vous tiré ?
Quand j’ai fait « La Virgen de los sicarios » (La Vierge des tueurs – sortie en 2000), j’étais le premier à faire le film en numérique. J’avais vu des images et j’étais fasciné par cette idée qu’on pouvait avoir des images avec une netteté des arrière-plans et des premiers plans, et étant donné que je voulais faire un film dans lequel la ville était très importante, j’avais envie d’explorer quelque chose de totalement nouveau. Alors, je multipliais les risques vraiment. Faire un film là-bas, en Colombie, il n’y avait aucune compagnie d’assurance au monde qui voulait couvrir le film et faire le premier film de fiction en haute définition, c’était d’une complication invraisemblable, parce que la haute définition, c’était un système américain qu’il fallait ensuite convertir dans des tas de trucs. C’était techniquement quelque chose d’extrêmement compliqué, mais j’y suis arrivé et c’était très excitant. Ça, je dois dire que c’était un travail de découverte aussi bien esthétique qu’humaine. Et surtout j’ai réussi à trouver une équipe extrêmement professionnelle et sérieuse sur place. Donc, c’était formidable.

Avez-vous eu le temps de récupérer de vos deux derniers films et déjà pensé à de nouveaux projets cinématographiques ?
Oui, j’ai des projets mais je n’en parle jamais. Autrement, je ne les ferais pas. Jamais vous ne m’entendrez parler d’un projet à l’avance, parce que, pour moi, c’est le griller en quelque sorte. Pour « Le Vénérable W. », personne ne savait même où j’étais quand je tournais le film. Parce que l’idée même de savoir où j’étais, peut-être que les gens auraient pu, s’ils avaient été malins, en déduire que… Mais rien. Jamais personne n’a su quoi que ce soit. Même mon premier film, « More », quand je l’ai fait, personne ne savait que je faisais un film. Je suis revenu à Paris, et il n’y avait que cinq personnes dans Paris qui étaient au courant. Par contre, quand on fait des gros projets où il y a des financements dans différents pays, ça finit par se savoir évidemment.

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Sodankylä, le 15 juin 2018

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