Cinémathèque KINO REGINA / Oodi – Helsinki

  • HYTTI No 6 / Compartiment No 6
    Juho Kuosmanen
    Mercredi 13 avril à 17 h 00
    Après la projection du film, Juho Kuosmanen et son collègue Tommi Seitajoki discuteront des expériences de visualisation et des différentes approches, perceptions de Compartiment No 6. Par ailleurs, comment la guerre d’agression russe a-t-elle affecté à la fois le regard porté sur le film et son interprétation ?
    Lire également ci-dessous Entretien avec Juho Kuosmanen (19.10.2021)

GRAND PRIX DU FESTIVAL DE CANNES 2021

HYTTI NRO 6 / COMPARTIMENT No 6
Finlande / Russie / Estonie / Allemagne (2021), 107 min
Réalisé par Juho Kuosmanen
Avec Seidi HaarlaJuriy Borisov, Dinara Drukarova
Sortie en Finlande : 29.10.2021
Sortie en France : 03.11.2021

Préselection Oscar du Meilleur film étranger 2022
Sélection César du Meilleur film étranger 2022

ENTRETIEN AVEC JUHO KUOSMANEN

Pour son deuxième long métrage Hytti Nro 6 / Compartiment No 6 – Grand Prix ex aequo du Festival de Cannes 2021 –, le Finlandais Juho Kuosmanen signe un road-movie sur rails à travers les espaces désolés et glacés de la ligne Moscou-Mourmansk. Ainsi la plus grande ville au nord du cercle arctique tient lieu de destination finale à ces deux protagonistes qu’apparemment tout oppose mais qu’une cohabitation forcée et confinée va au cours de cette traversée peu à peu rapprocher. 
Le voyage comme quête de soi-même, comme passage de soi à l’autre pour se trouver soi-même.
Preuve s’il en est, selon l’adage, que dans un voyage ce n’est pas la destination qui compte mais toujours le chemin parcouru…

Compartiment No 6, votre deuxième long métrage, a été récompensé du Grand Prix (ex aequo) au Festival de Cannes; il a également reçu le Prix du Meilleur film étranger au Festival de Jérusalem et, tout récemment, a été sélectionné par le jury finlandais comme candidat de la Finlande à l’Oscar 2022 du Meilleur film étranger – sans parler de l’ample distribution internationale. Aujourd’hui, on peut dire que vous êtes cet « Hymyilevä mies » (titre original de « Olli Mäki » – qui signifie « l’homme qui sourit »), votre premier long métrage récompensé du Prix Un certain regard au Festival de cannes 2016, qui se retrouve embarqué dans une « success story » loin d’être achevée. Est-ce un rêve qui s’est réalisé ?
C’est difficile à dire. Je pense que je n’ai jamais rêvé de quelque chose de pareil mais, bien sûr, quand ça arrive c’est assez incroyable et formidable. Je suis très heureux que les gens puissent surtout partager ces sentiments que j’ai essayé de transmettre avec ce film. Lorsque je travaille sur un film, je ne pense jamais au résultat, à un objectif que je me serais fixé et que je voudrais atteindre. J’essaie juste d’être très clair et ensuite, bien évidemment, j’espère que les gens partageront ces mêmes émotions que j’ai voulu faire passer à travers mon film. En fait, toutes ces récompenses sont la preuve que ça s’est produit.

Vous êtes né en 1979, ce qui signifie que vous aviez moins de 10 ans pendant cette période de la guerre froide au cours de laquelle se situe le livre éponyme de Rosa Liksom et dont votre film est inspiré. Qu’est-ce qui a suscité votre interêt dans ce livre – au demeurant empreint d’une sinistre atmosphère – au point que vous souhaitiez en faire un film ?
J’aime l’idée d’une intrigue simple qui se déroulerait dans un train. C’est un road movie sur rails qui a une intrigue relativement simple mais, dans le même temps, on peut explorer assez profondément le comportement humain et les émotions. Pour moi, c’est un excellent cadre pour traiter le comportement humain et, par ailleurs, le livre est très cinégénique dans ses paysages, ses différentes scènes. Le récit est parsemé d’images fortes. Mais, dans le même temps, je sentais que ça pouvait être très difficile parce que l’histoire se situe à des niveaux de temps différents sur des époques diverses. Un livre ouvrira toujours des horizons plus larges qu’un film. J’étais certes très intéressé mais, dans le même temps, j’avais des doutes. C’est alors que j’ai rencontré Rosa Liksom, l’auteur du livre, et que nous en avons discuté. Elle m’a donné entière liberté quant à l’adaptation du livre et je me suis alors senti déchargé d’un fardeau. Je n’avais pas à copier le livre, je pouvais faire mon propre film en m’inspirant du livre. Mais ce qui l’a véritablement emporté, c’est le train, les paysages et les fortes valeurs cinégéniques du récit ainsi que ce contenu très humain entre deux êtres confinés dans un tout petit compartiment.

Pour avoir voyagé moi-même en train plusieurs fois de Helsinki à Moscou dans les années 80, je dois dire que j’ai été estomaquée de voir que tout l’intérieur du compartiment était authentique, des parois en préfabriqué simili bois marron avec leurs filets à bagages jusqu’aux sinistres couvertures gris-marronnasses ! Comment avez-vous réussi à avoir accès à ces vieux compartiments sortis vraisemblablement du Musée des chemins de fers russe ? Quels ont été vos arguments qui ont convaincu les autorités russes sans doute réticentes, pour ne pas dire plus, de vous laisser utiliser le train sur leur réseau ferroviaire ?
En fait, ces trains existent encore et circulent toujours. L’intérieur a changé, mais c’est surtout l’extérieur des trains qui est différent. Ils sont d’une nouvelle couleur et c’est la raison pour laquelle on n’a pas vraiment beaucoup filmé le train de l’extérieur. Toutefois le film se différencie du livre en ce sens que nous avons situé le film à la fin des années 90 ou au tournant du millénaire. Mais, heureusement, ils sont demeurés identiques à ce qu’ils étaient dans les années 80 voire même les années 70. Pour ce qui de l’obtention du permis des autorités russes, ça n’a pas été une tâche facile pour la production. Mais le fait que ce film est une coproduction à participation minoritaire russe nous a grandement aidés car nous étions ainsi officiellement en partie une production russe. Donc, ça a certes facilité les choses mais c’est demeuré extrêmement difficile pour la production car nous louions la locomotive ainsi que quelques wagons et nous circulions sur le réseau ferroviaire public. Par conséquent, ils ont dû aussi établir pour nous les horaires et dates de circulation.

Aviez-vous le contrôle de la durée des jours de tournage ou bien devaient-ils correspondre aux horaires et jours de circulation du train ?
On partait tous les matins de la gare de Vitebsk à Saint-Petersbourg et nous embarquions pour une journée de 10-12 heures de travail. Incorporée aux wagons du train, il y avait aussi la voiture-restaurant de sorte que nous pouvions prendre nos repas dans le train. Nous revenions le soir à Saint-Petersbourg où nous pouvions enfin nous délasser dans un hôtel de luxe. Je dois dire que, même si je rêvais de faire un film dans un train en marche avec pour décor des lieux de tournage authentiques, c’était tellement lent et, du fait que nous étions confinés dans des compartiments exigus, nous manquions tellement d’oxygène qu’à la fin de la journée on avait vraiment besoin d’air et d’espace.

Est-ce que le train était entièrement un train spécial pour vous, juste pour le tournage du film ? Est-ce que vous avez tourné avant le commencement de la pandémie ?
Le train était rien que pour nous mais nous n’avons pas fait d’ajustements. On a seulement changé quelques rideaux et textiles histoire de les faire paraître plus anciens qu’ils ne l’étaient mais nous n’avons pas abattu de cloison ou autres choses de ce genre. Nous avons tourné le film avant la pandémie, soit en février-mars 2020. Les deux dernières semaines, alors que la pandémie était déjà également en Russie, notamment à Saint-Petersbourg et à Moscou, nous étions encore dans le Nord dans des endroits reculés. On s’est sentis alors en sécurité et lorsque nous avons demandé l’avis de l’équipe, tout le monde a souhaité continuer. Par contre, la frontière entre la Russie et la Finlande était déjà fermée et c’était là, je pense, notre plus grande crainte quant à ce qui allait advenir. Pourrions-nous encore revenir en Finlande ? Les autorités finlandaises étaient, du reste, très préoccupées et voulaient que nous rentrions directement en Finlande.

Etes-vous finalement allés jusqu’à Mourmansk ?
Oui, nous sommes bien allés à Mourmansk mais nous n’avons pas pu aller à Moscou parce que, initialement, la fin du tournage était prévue à Moscou. Mais nous avons filmé les scènes à Saint-Petersbourg.

Ne vous est-il pas venue, à un moment donné, l’idée, compte tenu des permis à obtenir, des coûts de location et des difficultés de tournage dans un petit compartiment confiné, que vous pourriez tourner le film dans un studio ?
Faire un film, c’est relever plein de défis, mais ces défis peuvent être aventureux, comme ils peuvent être divertissants ou du moins intéressants… ou bien ils peuvent être ennuyeux. Et je pense que l’environnement d’un studio est vraiment ennuyeux. C’est basé sur le contrôle et la planification. Par contre, si vous sautez dans un train, avec pour décor des lieux authentiques, c’est plus aventureux et bien plus intéressant, beaucoup plus inspirant. Cela change la manière dont vous dirigez car j’ai bien peur que dans un environnement très contrôlé je ne m’endorme tout simplement. Je pense que ça n’a rien d’intéressant. Je préfère l’aventure au contrôle. C’est pourquoi le studio n’a jamais été pour moi une option. La production me répétait sans cesse que ce serait beaucoup plus facile de faire le film dans un studio. Mais à partir du moment où vous voulez rendre les choses plus faciles, ça signifie en fait que vous vous en fichez. Si vous essayez juste de trouver le moyen le plus facile de faire les choses, c’est que vous ne vous souciez vraiment pas de ce que vous faites.

De combien de personnes se composait votre équipe de tournage ?
Je pense que dans le train nous étions une trentaine, et pour ce qui est de l’ensemble de l’équipe, une cinquantaine. Uniquement le directeur de la photographie et les acteurs avaient accès au compartiment No 6, ainsi que l’assistant du chef opérateur. Pour le son, le compartiment était équipé de micros cachés. Pour ma part, je me trouvais dans le compartiment No 7. Le principal défi pour moi en tant que réalisateur était que je devais regarder le moniteur car, généralement, je veux être à côté de la caméra, observer la situation de mes propres yeux et regarder les acteurs comme des êtres vivants. Mais quand vous regardez le moniteur, vous ne voyez pas vraiment des humains, vous les voyez transformés en objets et vous commencez à diriger une surface de l’image mais pas la situation réelle. J’ai vraiment dû lutter contre cet état de choses car je veux traiter les acteurs comme des êtres humains et non pas comme des objets.

Parlez-vous le russe ou, du moins, le comprenez-vous ?
Je ne parle pas russe ; par contre, je comprenais ce qu’était le dialogue. Mais le langage, c’est le cinéma. En fait, ce n’est pas si difficile d’observer une situation quand vous connaissez déjà le contenu de la scène, et je dois dire que je me suis même senti en quelque sorte soulagé. J’étais inquiet pour le dialogue avant le tournage car s’il ne fonctionnait pas, je ne pouvais rien y faire. Mais j’ai eu le retour de tous les acteurs avant le tournage que le dialogue était vraiment bon. Donc, je faisais déjà confiance au dialogue, et ensuite peut-être que j’ai davantage dirigé avec mes yeux qu’avec mes oreilles. Je dois dire qu’avec le finnois, je suis presque un névrosé de la nuance. Et dans le cas de ce tournage, je pense que ça m’en a en quelque sorte délivré.

Avez-vous eu des difficultés à trouver le financement du film ?
Pas vraiment. Bien sûr, ce n’est pas toujours facile, là n’est pas la question, mais je pense qu’après « Olli Mäki » [Prix Un certain regard/Cannes 2016 – N.D.L.R.], c’était différent. « Olli Mäki » a tellement facilité les choses que certains producteurs ont demandé à en faire partie.

L’histoire dans le livre se situe dans les années 80 durant le règne soviétique alors que votre film semble amener l’histoire dans l’ère russe de la fin des années 90. En fait, on ne peut pas faire vraiment de différence – à part peut-être la référence au film « Titanic » (1997), si on sait le dater. Pourquoi ce changement ?
L’histoire se passe à la fin des années 90 ou au tournant du millénaire, mais nous voulions que le film soit traversé par un sentiment d’intemporalité. Il y a pas mal de morceaux de musique des années 80, le tube entêtant « Voyage voyage » de la chanteuse Desireless en 1987. il y a ce baladeur et lecteur de cassettes parce que nous traitions l’ensemble de cette histoire comme un souvenir, et la mémoire n’est généralement pas si précise avec les repères temporels. La raison pour laquelle nous l’avons placée dans les années 90 est en fait due au repérage des emplacements car c’est également la raison qui nous a fait changer d’itinéraire. Dans le livre, ils vont jusqu’à Oulan-Bator, mais dans le film nous allons à Mourmansk. Tout d’abord, on a examiné toutes les haltes de la ligne Saint-Petersbourg–Mourmansk, car je savais déjà que la ligne du Transsibérien n’était pas notre option. A vrai dire, la destination finale était extrêmement difficile car tellement éloignée de Moscou ou de Saint-Petersbourg (plus de 7 000 km – N.D.L.R.) et aussi du fait que toutes les gares sont dévastées par l’Euroremont (restauration à l’européenne – N.D.L.R.), comme il l’appelle en Russie. Vilaines peintures, comme une rénovation radicale très moderne. En revanche, le trajet vers Mourmansk a encore beaucoup de petites gares aux allures authentiques. Mais, dans le même temps, on sentait bien que ce n’était pas le Transsibérien et qu’on n’était pas vraiment dans les années 80. Donc, si on voulait utiliser cette réalité encore si riche et cinématographique, il suffisait de changer de décennie et d’itinéraire, et lorsque nous tournions à Petroskoi ou Petrozavodsk, nous n’avions à mentir que c’était en fait Irkoutsk. Voilà pourquoi on a fait ces changements, Par ailleurs, j’aimais l’idée que le film se termine dans l’Arctique.

Dans le livre, le personnage féminin n’a même pas de nom, ne dit pas un mot à part une phrase prononcée à la toute fin tandis que l’homme vocifère, éructe tout le temps. C’est un personnage rustre et menaçant. L’atmosphère du livre est sinistre. Dans le film, votre approche de l’évolution de la relation de ces deux personnages apparemment opposés mais solitaires n’est pas romantique. Toutefois, leur relation évolue à partir de petits riens, au fur et à mesure de changements très subtils empreints d’émotion voire d’humour. Ce voyage en train s’avère-t-il être une romance ou bien un voyage à la rencontre de soi, de l’autre ?
C’est une connexion et une acceptation. La connexion entre ces deux êtres humains. A prime abord, ils sont très éloignés l’un de l’autre mais je pense que c’est parce qu’ils se cachent derrière des rôles : le rôle du mâle russe et le rôle de l’étudiante finlandaise, intellectuelle instruite. Au début, ils se cachent derrière quelque chose car ils veulent être vus d’une certaine façon. Et c’est pourquoi ils sont déconnectés car ils ne sont pas vraiment enclins à se montrer tels qu’ils sont. Il est essentiel pour qu’il y ait rencontre et connexion que l’on s’accepte soi-même. Et c’est en s’exposant le plus possible, avec toutes ses blessures, qu’il est également plus facile pour l’autre de se débarrasser de ses rôles et de se montrer tel qu’il est. Mais pour moi c’était également important que ce ne soit pas une histoire d’amour romantique mais plutôt l’histoire de deux êtres qui vont se débarrasser des différents rôles derrière lesquels ils s’étaient réfugiés et finir par s’accepter eux-mêmes. Je pense que c’est absolument essentiel pour les rencontres. Je sentais qu’une histoire d’amour romantique serait en quelque sorte fondée sur des rôles, et c’était quelque chose que je ne voulais pas faire. Je ne voulais pas, à la fin du film, d’un homme et d’une femme qui tombent amoureux mais je voulais deux gosses qui s’amusent, totalement insouciants. Un pur et court moment de liberté totale.

A part remporter un Oscar – ce qu’on ne peut que vous souhaiter le plus chaleureusement possible –, avez-vous des projets à plus ou moins long terme ?
Le prochain long métrage relève encore du domaine de la nébuleuse, mais nous avons déjà réalisé une série télévisée de 8 épisodes d’environ 10 minutes chacun. Ce qui est drôle, c’est que je l’ai co-réalisée avec Khadar Ayderus Ahmed (réalisateur finno-somalien du film « Guled & Nasra/La femme du fossoyeur » sélectionné à la Semaine de la critique/Cannes 2021 – N.D.L.R.). La série s’intitule « Zone B ». Elle sera diffusée sur YLE en début d’année prochaine. La durée de cette série est, en fait, de l’ordre d’un long métrage, soit 80 minutes. C’est donc une collaboration (la deuxième du genre avec Khadar Ayderus Ahmed, déjà scénariste sur le court métrage « Citoyens » Léopard d’argent/Locarno 2008 – N.D.L.R.)

Propos recueillis par Aline Vannier-Sihvola
Helsinki, le 19 octobre 2021